REFLEXIONS AU-DESSUS DU DETROIT DE BERING

Ingurgitant, entre deux siestes, à la fois le repas frugal de United Airlines et des séries TV ineptes défilant sur l’écran central d’un 747 un peu vieillot, mon esprit embrumé par le saute-mouton de fuseaux horaires, s’arrêta sur les images des bovins découpés en tranches ou plongés entiers dans le formol de Damien Hirst. Un plat de bœuf tiédi au micro-onde, arrosé d’un vin rouge âpre, accompagné d’images favorisant la momification cérébrale prématurée, peut amener à des associations d’idées insolites.
Que penser de « ça », me dis-je? Exposer, valoriser, vendre et acheter l’abominable est sans doute une façon d’exorciser ses démons et de faire face à son inconscient. En créant des œuvres monstrueuses d’animaux découpés en rondelles, Damien Hirst n’exprime peut-être rien d’autre qu’un désir ardent de vivre, qu’il a aussi exprimée en se gaussant de la mort lorsqu’il a couvert de diamants le crâne d’un anonyme.
Lorsque j’ai appris que le petit nom de Larry Gagosian dans le milieu de l’art est « le requin », cela m’a amusé. Charles Saatchi aurait même dit qu’il entendait la musique des « Dents de la mer » à chaque fois qu’il le rencontrait. Finalement, je me demande si le requin dans le formol de Damien Hirst ne serait pas un clin d’œil particulièrement osé - s’il est conscient - à la blague de son ancien mentor ou particulièrement révélateur - s’il est inconscient - de l’ambiance qui règne au sein de ce milieu. L’art permet, métaphoriquement, d’exprimer ses sentiments mais dévoile aussi!
Malgré tout, mâchonnant mon morceau de viande bouilli, la conceptualité de bovins aux corps superbement tronçonnés et plongés dans une solution aqueuse m’échappait toujours…  Peut-être cela serait-il plus clair pour un végétarien ? « La viande saucissonnée dans un aquarium, oui, dans mon assiette non ! », « Le steak agent de dénonciation du mal-être animal, oui, de la malnutrition des pays pauvres, non ! ».
En renversant mon café dans une zone de CAT (Clear Air Turbulence : ça c’est pour crâner un peu et glisser une petite connaissance aéro…) je me souvins d’avoir lu un jour que l’argent accumulé n’était en rien un signe de richesse mais uniquement d’opulence. La richesse intérieure peut donc être bien plus importante que l’opulence ; même si elle satisfait peu les besoins naturels... Parfois - souvent - certaines personnes n’ont ni l’une ni l’autre et vivent dans un désert aride où les pensées (si elles existent) sont comme autant de buissons poussés par un vent capricieux dans le sable chaud d’un western spaghetti.
Le désir de possession, pathologique, des opulents ne serait, en définitive, rien d’autre qu’une pulsion de vie exacerbée. Quelle vanité de vouloir dresser un temple à sa gloire pour que l’éternité se souvienne (peut-être) de son nom. L’Histoire se souvient des actes et non pas du nombre d’œuvres accumulées dans les hangars de zones franches ou de musées privés. Cependant, je veux bien concéder que les cimetières aperçus sur les lignes L et Z du métro New-yorkais, composés d’alignements de tombes au marbre laiteux, n’ont pas grand intérêt et qu’il est plus gratifiant pour des descendants de baptiser le nom d’une rue ou d’un musée à la gloire de son aïeul que d’avoir son patronyme collé à un épitaphe ennuyeux inscrit sur un rectangle blanc planté dans une pelouse défraîchie. Dans les cimetières ou en peinture, je me demande si l’anonymat ne serait pas blanc. Quant aux épitaphes, un peu de créativité que diable ! «Je vous l’avais bien dit que cela se terminerait mal», pour le pessimiste, «A bientôt» pour le pisse-froid ou «Vie éternelle au royaume des cieux»  pour l’indécrottable naïf.
Le quartier huppé de La Jolla, près de San Diego, également fréquenté par des phoques bruyants, est l’un des plus opulents de Californie. A La Jolla, comme  dans beaucoup d’autres quartiers de villes où les ultra riches aiment copuler, le prix de la matière première (bois, peinture, etc.) est bien inférieur au prix final qui n’est pas, si on y réfléchit un peu, celui du vendeur mais celui de l’acheteur. Si ce dernier est prêt à payer une fortune un code postal, pourquoi le vendeur devrait-il baisser son prix ? C’est ensuite le rôle des agences immobilières d’influencer le marché en matraquant les hebdomadaires d’études plus ou moins pertinentes pour que les acheteurs soient toujours prêts à payer plus (« Quelles sont les meilleurs villes pour investir? », « La pierre, meilleur placement boursier »,  etc).
La cote d’un artiste fonctionne sur le même principe capitaliste : on achète à la baisse, on vend à la hausse, on promeut tel tendance, tel artiste et surtout on donne de la valeur afin que les dominés n’aient pas accès à ce marché pour ne pas le dévaloriser. La valeur d’un artiste ne serait donc pas définie uniquement par son talent mais aussi par des intérêts qui échappent aux êtres obtus que sont les chômeurs, les sans emplois, les grecs, les factotums divers et variés, bref les pauvres. L’art, l’immobilier, la finance, tout cela ne serait-il que purement spéculatif ?
Bon, je ne suis pas spécialiste, j’écoute, j’observe (ça coûte pas cher et un type au RSA ne peut pas bien faire grand-chose d’autre…), mais quand même ! Avant d’être ce qu’ils sont, Jeff Koons était trader, Charles Saatchi publicitaire et Larry Gagosian a fait fortune dans l’immobilier…  

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