GARY

Je ne pouvais décemment pas aller à Los Angeles sans faire deux petits détours  à San Diego et à San Francisco afin de rendre visite à mes deux plus anciennes amies.
Stacy et Coleen sont deux californiennes qui se sont croisées au lycée mais, après toutes ces années, je suis le seul lien qui les unit encore, le point nodal. Leurs conjoints respectifs, Gary et Darryl, ont autant de valeur pour moi que ma vieille amitié pour elles. On imagine souvent les Américains comme étant des êtres superficiels et matérialistes mais je crois plutôt que nous les caractérisons ainsi pour mieux dissimuler nos propres faiblesses en raillant certaines des leurs. Il n’empêche que leur spiritualité est bien plus développée que celle de nombreuses personnes que j’ai croisées en Europe. Je ne parle pas des demeurés du Mid-West qui ont abandonné toute réflexion personnelle en confondant leur identité avec celle de pasteurs aux promesses de félicité éternelle si une forme de hiérarchie sociale est respectée. Non, je parle de communication, de valeurs, d’humanisme non feint, de recherche d’absolu, d’espoir et de désillusions partagées. Je parle de compassion, de générosité, de partage, d’humilité et d’une conscience pointue de notre environnement économique, politique et social. Sans doute ai-je beaucoup de chance de connaître ces Américains là.
J’ai visité la galerie Gagosian de Bervely Hills avec Gary. Gary, à l’intelligence vive, à l’humour décapant et à la sensibilité écorchée, est l’une de ces personnes rares dont les multiples facettes lui confèrent un statut de diamant en chair et en os. De carrière d’ancien top model, il installe maintenant des moquettes rouges pour les différentes cérémonies hollywoodiennes dont celle des Oscar mais il a aussi été prof de yoga et surfer – Californie oblige. Notre visite partagée nous a fait prendre conscience que tous ces points de couleur étaient également des nodules qui nous connectaient. Je me rendis compte que mon activité vaine de recherche d’emploi, d’entretiens inaboutis et de lettres de motivations envoyées à des commerciaux qui savent à peine lire, m’avait déconnecté de ce qui est important : la relation sincère et riche avec autrui. Les agences de recrutement qui considèrent qu’un postulant n’est rien d’autre que de la matière première, les DRH dont la hantise est de suivre des procédures internes qui les éloignent des réalités du fonctionnement humain, les bases de données à l’architecture débile recensant des milliers de candidats gonflés d’espoir, détruisent sournoisement les liens ténus qui nous unissent. Gary, s’il vivait de ce côté de la planète, serait un diamant inutile, un vulgaire caillou. Existerait-il quelque part des galeristes capables de déceler le talent humain, la richesse d’une vie, la créativité artistique d’un parcours professionnel ? Existerait-il un professionnel du recrutement capable d’apprécier en ascète la période bleue de tel candidat sans questionner la cohérence de l’ensemble de l’œuvre ? La conceptualité de points de couleur sans se dire que n’importe enfant pourrait faire la même chose ?
Avec Gary nous restâmes suffisamment longtemps pour rendre presque suspect notre présence. Je lui expliquai ma théorie sur les points que l’on voit ou pas suivant la distance qui nous sépare d’eux et la taille de la toile. En guise d’exemple je m’approchai d’une toile de 5 mètres de haut comportant quatre points mais qui, lorsque j’étais le nez collé à elle, m’empêchait de les voir. Ensuite, je faisais la même chose avec des points minuscules impossibles à discerner à plus d’un mètre. Tout est question de perspective, perception, vision et conscience. Sur une plaque métallique Gary m’indiqua ensuite une phrase écrite en braille et très justement ajouta que nous étions en fait aveugles car la plupart d’entre nous ne savent ni interpréter ni lire. Les points de Damien Hirst sont des inscriptions en braille pour des aveugles qui voient en couleur.
Juste avant de partir une femme rentra en trombe dans la galerie, se dirigea directement vers les hôtesses afin de faire tamponner sa carte qui lui permettrait de gagner une œuvre de Damien Hirst, fit un rapide tour et, alors qu’avec Gary nous devisions encore, fila vers un autre tampon. Je l’imaginais DRH dans une agence européenne ou consultante chez Michael Page…
A l’aéroport de LAX, avant d’embarquer pour San Francisco, nos regards se sont croisés et nous avons lu la tristesse de nous séparer et la joie d’avoir été en phase. Damien Hirst, grâce à ses points avait réussi à associer un point blanc et un point dont les variations de couleur pouvait varier du pâle au vif. Pendant ce temps là, Pôle Emploi, alors que je m’étais déclaré absent, m’envoyait un courrier m’invitant à répondre à un poste dans les plus brefs délais sinon je serais radié et ne bénéficierais plus du RSA. Il y a des galeristes vraiment trop cons.

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