La Sibérie, vue d’en haut, sans le goulag et les températures à faire frémir toute bonne colonne de mercure, est magnifique. A travers mon hublot, des reflets rosés caressent des montagnes vierges et le soleil, aussi rond et rouge que le pois solitaire de l’une des petites toiles de Davies Street à Londres, s’enfonce lentement vers l’Occident. Parfois, l’œil perçoit des points noirs au creux de dunes neigeuses. A cette altitude, ces petites taches pourraient tout aussi bien être des bosquets inoffensifs que des silos d’ogives nucléaires formant des champs d’acné sur une peau d’adolescent pâlichon et buriné par des pustules. Que se passerait-il si l’autocrate de cette vaste étendue acnéique décidait, d’un pouce rageur, de presser sur le bouton qui enverrait s’écraser une ogive sur mon hublot comme le sébum d’un bulbe sur le miroir d’une salle de bain ?
Cette idée saugrenue me fit m’interroger sur la démarche créatrice, les associations d’idées conscientes ou inconscientes. Les images seraient-elles constituées de rhizomes de représentations, de concepts ou de marottes se formant depuis la plus tendre enfance ? D’où peut bien provenir cette obsession de Damien Hirst pour l’alignement de points de couleur sur des toiles ? A-t-il souffert d’affection cutanée post pubère ? Cela remonterait-il plus loin ?
Dans « Put me in the zoo » de Robert Lopeshire (http://www.youtube.com/watch?v=AnyZHYiZfWM), une panthère avec des taches de couleur sur le corps désire d’intégrer la troupe d’animaux d’un zoo mais en est éjectée par des gardiens au front bas. Elle tente alors de convaincre deux enfants que ses taches de couleur lui confèrent une multitude de talents et espère, en leur montrant ce qu’elle sait faire, qu’elle pourra aussi convaincre le zoo de ses aptitudes. Les enfants, séduits, lui suggèrent que le zoo n’est pas pour elle mais, qu’en revanche, le cirque l’est probablement beaucoup plus !
Cette histoire est fabuleuse à plusieurs égards car elle a été écrite en 1960 et peut très bien avoir été lue par la mère de Damien et lui avoir inspiré ses « spot paintings ». Damien, le mauvais garçon, le provocateur, aurait-il cherché son zoo avant de trouver un cirque ? Damien, comme tout prolétaire talentueux souffrant du poids de sa classe sociale aurait-il cherché à convaincre que les points de couleur sont à la fois ce qui stigmatise mais aussi le rend plus exceptionnel ? Les pois de couleur du pelage de la panthère seraient-ils des points qui relient Damien avec ses premières velléités d’expressions artistiques ?
Où se trouve donc le cirque du chômeur de longue durée ? Où se trouve le cirque de tous ces talents que j’ai rencontrés mais qui se frottent aux gardiens de zoo obtus, incompétents ou tout simplement d’un conservatisme pathétique? Si la créativité et la pensée peuvent fonctionner de manière rhizomique, qu’en est-il de ceux qui en sont dépourvus ou qui ont décidé que c’était inutile, dangereux, contre-productif, réservé aux classes sociales supérieures ? Les chômeurs en seraient-ils réduits à vivre dans un brouillard - forcément blanc – les rendant invisibles et devant abandonner toute idée d’intégration au sein d’un cirque ou d’un zoo ?
Faute de réponse je m’endormis et fut réveillé par le toucher des roues sur le tarmac du sol chinois.
Il n’est a priori pas très aisé de se repérer à Hong-Kong. Les adresses se lisent de manière très mathématique à la fois en abscisse et en ordonnée. L’abscisse étant le numéro qu’occupe l’immeuble dans l’alignement d’une rue et l’ordonnée l’étage auquel le visiteur doit se rendre pour arriver à sa destination. Par exemple, la galerie Gagosian de Hong-Kong se trouve au numéro 12 en abscisse et 7F en ordonnée. Heureusement, entre 8 et 12 ans, j’étais fin stratège en bataille navale sur papier à petits carreaux et je me suis vite adapté à cette ruse locale.
Fort de cette observation géométrique on regarde l’espace différemment mais, aussi, les points de couleur de Damien Hirst ! D’ailleurs, en fixant certains tableaux, l’œil perd ses repères et voit des droites qui se croisent ou se chevauchent. On peut même y voir des courbes asymptotiques, comme une superbe métaphore des relations qui existent entre tous ces points, entre tous les êtres : ils se rapprochent, ils se touchent presque mais jamais ne se superposent.
A Hong-Kong, à chaque croisement, les feux tricolores font le bruit sec et rapide de petits tambourins comme autant de métronomes rythmant le pas du piéton traversant la chaussée. On peut machinalement suivre le diktat de ces feux et avoir une vie cadencée par cette musique rassurante et ennuyeuse ou on peut prendre conscience de son existence, l’écouter de manière critique, amusée et proposer une vision beaucoup plus originale de son environnement.
A la recherche du sens que Damien Hirst a voulu donner à ses points, à la recherche d’un but à poursuivre dans une vie qui a perdu de son sens, je me sens piégé par un système dont le rythme ne me convient pas ; un peu comme l’artiste chinois Wang Du qui, parce qu’il n’agissait pas comme le parti l’avait imposé, fut embastillé. Ma manière peu académique de réfléchir, de coucher des idées normalement dissociées : voyage, réflexions personnelles, sens de l’art, marketing, économie, sociologie, psychologie, m’emprisonne alors qu’elle devrait me donner accès au monde.
En repartant de Hong-Kong pour aller à Athènes, j’ai plus de questions que de réponses. Je me sens encore plus blanc que le point de la galerie parisienne de Larry Gagosian. Encore plus proche du papier calque. Ni zoo, ni cirque mais le rayonnage d’une papeterie.