PANTHERE A POIS OU PAPIER CALQUE ?

La Sibérie, vue d’en haut, sans le goulag et les températures à faire frémir toute bonne colonne de mercure, est magnifique. A travers mon hublot, des reflets rosés caressent des montagnes vierges et le soleil, aussi  rond et rouge que le pois solitaire de l’une des petites toiles de Davies Street à Londres, s’enfonce lentement vers l’Occident. Parfois, l’œil perçoit des points noirs au creux de dunes neigeuses.  A cette altitude, ces petites taches pourraient tout aussi bien être des bosquets inoffensifs que des silos d’ogives nucléaires formant des champs d’acné sur une peau d’adolescent pâlichon et buriné par des pustules. Que se passerait-il si l’autocrate de cette vaste étendue acnéique décidait, d’un pouce rageur, de presser sur le bouton qui enverrait s’écraser une ogive sur mon hublot comme le sébum d’un bulbe sur le miroir d’une salle de bain ?
Cette idée saugrenue me fit m’interroger sur la démarche créatrice, les associations d’idées conscientes ou inconscientes. Les images seraient-elles constituées de rhizomes de représentations, de concepts ou de marottes se formant depuis la plus tendre enfance ? D’où peut bien provenir cette obsession de Damien Hirst pour l’alignement de points de couleur sur des toiles ? A-t-il souffert d’affection cutanée post pubère ? Cela remonterait-il plus loin ?
Dans « Put me in the zoo » de Robert Lopeshire (http://www.youtube.com/watch?v=AnyZHYiZfWM), une panthère avec des taches de couleur sur le corps désire d’intégrer la troupe d’animaux d’un zoo mais en est éjectée par des gardiens au front bas. Elle tente alors de convaincre deux enfants que ses taches de couleur lui confèrent une multitude de talents et espère, en leur montrant ce qu’elle sait faire, qu’elle pourra aussi convaincre le zoo de ses aptitudes. Les enfants, séduits, lui suggèrent que le zoo n’est pas pour elle mais, qu’en revanche, le cirque l’est probablement beaucoup plus !
Cette histoire est fabuleuse à plusieurs égards car elle a été écrite en 1960 et peut très bien avoir été lue par la mère de Damien et lui avoir inspiré ses « spot paintings ». Damien, le mauvais garçon, le provocateur, aurait-il cherché son zoo avant de trouver un cirque ? Damien, comme tout prolétaire talentueux souffrant du poids de sa classe sociale aurait-il cherché à convaincre que les points de couleur sont à la fois ce qui stigmatise mais aussi le rend plus exceptionnel ? Les pois de couleur du pelage de la panthère seraient-ils des points qui relient Damien avec ses premières velléités d’expressions artistiques ?
Où se trouve donc le cirque du chômeur de longue durée ? Où se trouve le cirque de tous ces talents que j’ai rencontrés mais qui se frottent aux gardiens de zoo obtus, incompétents ou tout simplement d’un conservatisme pathétique? Si la créativité et la pensée peuvent fonctionner de manière rhizomique, qu’en est-il de ceux qui en sont dépourvus ou qui ont décidé que c’était inutile, dangereux, contre-productif, réservé aux classes sociales supérieures ? Les chômeurs en seraient-ils réduits à vivre dans un brouillard - forcément blanc – les rendant invisibles  et devant abandonner toute idée d’intégration au sein d’un cirque ou d’un zoo ?
Faute de réponse je m’endormis et fut réveillé par le toucher des roues sur le tarmac du sol chinois.
Il n’est a priori pas très aisé de se repérer à Hong-Kong. Les adresses se lisent de manière très mathématique à la fois en abscisse et en ordonnée. L’abscisse étant le numéro qu’occupe l’immeuble dans l’alignement d’une rue et l’ordonnée l’étage auquel le visiteur doit se rendre pour arriver à sa destination. Par exemple, la galerie Gagosian de Hong-Kong se trouve au numéro 12 en abscisse et 7F en ordonnée. Heureusement, entre 8 et 12 ans, j’étais fin stratège en bataille navale sur papier à petits carreaux et je me suis vite adapté à cette ruse locale.
Fort de cette observation géométrique on regarde l’espace différemment mais, aussi, les points de couleur de Damien Hirst ! D’ailleurs, en fixant certains tableaux, l’œil perd ses repères et voit des droites qui se croisent ou se chevauchent. On peut même y voir des courbes asymptotiques, comme une superbe métaphore des relations qui existent entre tous ces points, entre tous les êtres : ils se rapprochent, ils se touchent presque mais jamais ne se superposent.
A Hong-Kong, à chaque croisement, les feux tricolores font le bruit sec et rapide de petits tambourins comme autant de métronomes rythmant le pas du piéton traversant la chaussée. On peut machinalement suivre le diktat de ces feux et avoir une vie cadencée par cette musique rassurante et  ennuyeuse ou on peut prendre conscience de son existence, l’écouter de manière critique, amusée et proposer une vision beaucoup plus originale de son environnement.
A la recherche du sens que Damien Hirst a voulu donner à ses points, à la recherche d’un but à poursuivre dans une vie qui a perdu de son sens, je me sens piégé par un système dont le rythme ne me convient pas ; un peu comme l’artiste chinois Wang Du qui, parce qu’il n’agissait pas comme le parti l’avait imposé, fut embastillé. Ma manière peu académique de réfléchir, de coucher des idées normalement dissociées : voyage, réflexions personnelles, sens de l’art, marketing, économie, sociologie, psychologie, m’emprisonne alors qu’elle devrait me donner accès au monde.
En repartant de Hong-Kong pour aller à Athènes, j’ai plus de questions que de réponses. Je me sens encore plus blanc que le point de la galerie parisienne de Larry Gagosian. Encore plus proche du papier calque. Ni zoo, ni cirque mais le rayonnage d’une papeterie.

REFLEXIONS AU-DESSUS DU DETROIT DE BERING

Ingurgitant, entre deux siestes, à la fois le repas frugal de United Airlines et des séries TV ineptes défilant sur l’écran central d’un 747 un peu vieillot, mon esprit embrumé par le saute-mouton de fuseaux horaires, s’arrêta sur les images des bovins découpés en tranches ou plongés entiers dans le formol de Damien Hirst. Un plat de bœuf tiédi au micro-onde, arrosé d’un vin rouge âpre, accompagné d’images favorisant la momification cérébrale prématurée, peut amener à des associations d’idées insolites.
Que penser de « ça », me dis-je? Exposer, valoriser, vendre et acheter l’abominable est sans doute une façon d’exorciser ses démons et de faire face à son inconscient. En créant des œuvres monstrueuses d’animaux découpés en rondelles, Damien Hirst n’exprime peut-être rien d’autre qu’un désir ardent de vivre, qu’il a aussi exprimée en se gaussant de la mort lorsqu’il a couvert de diamants le crâne d’un anonyme.
Lorsque j’ai appris que le petit nom de Larry Gagosian dans le milieu de l’art est « le requin », cela m’a amusé. Charles Saatchi aurait même dit qu’il entendait la musique des « Dents de la mer » à chaque fois qu’il le rencontrait. Finalement, je me demande si le requin dans le formol de Damien Hirst ne serait pas un clin d’œil particulièrement osé - s’il est conscient - à la blague de son ancien mentor ou particulièrement révélateur - s’il est inconscient - de l’ambiance qui règne au sein de ce milieu. L’art permet, métaphoriquement, d’exprimer ses sentiments mais dévoile aussi!
Malgré tout, mâchonnant mon morceau de viande bouilli, la conceptualité de bovins aux corps superbement tronçonnés et plongés dans une solution aqueuse m’échappait toujours…  Peut-être cela serait-il plus clair pour un végétarien ? « La viande saucissonnée dans un aquarium, oui, dans mon assiette non ! », « Le steak agent de dénonciation du mal-être animal, oui, de la malnutrition des pays pauvres, non ! ».
En renversant mon café dans une zone de CAT (Clear Air Turbulence : ça c’est pour crâner un peu et glisser une petite connaissance aéro…) je me souvins d’avoir lu un jour que l’argent accumulé n’était en rien un signe de richesse mais uniquement d’opulence. La richesse intérieure peut donc être bien plus importante que l’opulence ; même si elle satisfait peu les besoins naturels... Parfois - souvent - certaines personnes n’ont ni l’une ni l’autre et vivent dans un désert aride où les pensées (si elles existent) sont comme autant de buissons poussés par un vent capricieux dans le sable chaud d’un western spaghetti.
Le désir de possession, pathologique, des opulents ne serait, en définitive, rien d’autre qu’une pulsion de vie exacerbée. Quelle vanité de vouloir dresser un temple à sa gloire pour que l’éternité se souvienne (peut-être) de son nom. L’Histoire se souvient des actes et non pas du nombre d’œuvres accumulées dans les hangars de zones franches ou de musées privés. Cependant, je veux bien concéder que les cimetières aperçus sur les lignes L et Z du métro New-yorkais, composés d’alignements de tombes au marbre laiteux, n’ont pas grand intérêt et qu’il est plus gratifiant pour des descendants de baptiser le nom d’une rue ou d’un musée à la gloire de son aïeul que d’avoir son patronyme collé à un épitaphe ennuyeux inscrit sur un rectangle blanc planté dans une pelouse défraîchie. Dans les cimetières ou en peinture, je me demande si l’anonymat ne serait pas blanc. Quant aux épitaphes, un peu de créativité que diable ! «Je vous l’avais bien dit que cela se terminerait mal», pour le pessimiste, «A bientôt» pour le pisse-froid ou «Vie éternelle au royaume des cieux»  pour l’indécrottable naïf.
Le quartier huppé de La Jolla, près de San Diego, également fréquenté par des phoques bruyants, est l’un des plus opulents de Californie. A La Jolla, comme  dans beaucoup d’autres quartiers de villes où les ultra riches aiment copuler, le prix de la matière première (bois, peinture, etc.) est bien inférieur au prix final qui n’est pas, si on y réfléchit un peu, celui du vendeur mais celui de l’acheteur. Si ce dernier est prêt à payer une fortune un code postal, pourquoi le vendeur devrait-il baisser son prix ? C’est ensuite le rôle des agences immobilières d’influencer le marché en matraquant les hebdomadaires d’études plus ou moins pertinentes pour que les acheteurs soient toujours prêts à payer plus (« Quelles sont les meilleurs villes pour investir? », « La pierre, meilleur placement boursier »,  etc).
La cote d’un artiste fonctionne sur le même principe capitaliste : on achète à la baisse, on vend à la hausse, on promeut tel tendance, tel artiste et surtout on donne de la valeur afin que les dominés n’aient pas accès à ce marché pour ne pas le dévaloriser. La valeur d’un artiste ne serait donc pas définie uniquement par son talent mais aussi par des intérêts qui échappent aux êtres obtus que sont les chômeurs, les sans emplois, les grecs, les factotums divers et variés, bref les pauvres. L’art, l’immobilier, la finance, tout cela ne serait-il que purement spéculatif ?
Bon, je ne suis pas spécialiste, j’écoute, j’observe (ça coûte pas cher et un type au RSA ne peut pas bien faire grand-chose d’autre…), mais quand même ! Avant d’être ce qu’ils sont, Jeff Koons était trader, Charles Saatchi publicitaire et Larry Gagosian a fait fortune dans l’immobilier…  

GARY

Je ne pouvais décemment pas aller à Los Angeles sans faire deux petits détours  à San Diego et à San Francisco afin de rendre visite à mes deux plus anciennes amies.
Stacy et Coleen sont deux californiennes qui se sont croisées au lycée mais, après toutes ces années, je suis le seul lien qui les unit encore, le point nodal. Leurs conjoints respectifs, Gary et Darryl, ont autant de valeur pour moi que ma vieille amitié pour elles. On imagine souvent les Américains comme étant des êtres superficiels et matérialistes mais je crois plutôt que nous les caractérisons ainsi pour mieux dissimuler nos propres faiblesses en raillant certaines des leurs. Il n’empêche que leur spiritualité est bien plus développée que celle de nombreuses personnes que j’ai croisées en Europe. Je ne parle pas des demeurés du Mid-West qui ont abandonné toute réflexion personnelle en confondant leur identité avec celle de pasteurs aux promesses de félicité éternelle si une forme de hiérarchie sociale est respectée. Non, je parle de communication, de valeurs, d’humanisme non feint, de recherche d’absolu, d’espoir et de désillusions partagées. Je parle de compassion, de générosité, de partage, d’humilité et d’une conscience pointue de notre environnement économique, politique et social. Sans doute ai-je beaucoup de chance de connaître ces Américains là.
J’ai visité la galerie Gagosian de Bervely Hills avec Gary. Gary, à l’intelligence vive, à l’humour décapant et à la sensibilité écorchée, est l’une de ces personnes rares dont les multiples facettes lui confèrent un statut de diamant en chair et en os. De carrière d’ancien top model, il installe maintenant des moquettes rouges pour les différentes cérémonies hollywoodiennes dont celle des Oscar mais il a aussi été prof de yoga et surfer – Californie oblige. Notre visite partagée nous a fait prendre conscience que tous ces points de couleur étaient également des nodules qui nous connectaient. Je me rendis compte que mon activité vaine de recherche d’emploi, d’entretiens inaboutis et de lettres de motivations envoyées à des commerciaux qui savent à peine lire, m’avait déconnecté de ce qui est important : la relation sincère et riche avec autrui. Les agences de recrutement qui considèrent qu’un postulant n’est rien d’autre que de la matière première, les DRH dont la hantise est de suivre des procédures internes qui les éloignent des réalités du fonctionnement humain, les bases de données à l’architecture débile recensant des milliers de candidats gonflés d’espoir, détruisent sournoisement les liens ténus qui nous unissent. Gary, s’il vivait de ce côté de la planète, serait un diamant inutile, un vulgaire caillou. Existerait-il quelque part des galeristes capables de déceler le talent humain, la richesse d’une vie, la créativité artistique d’un parcours professionnel ? Existerait-il un professionnel du recrutement capable d’apprécier en ascète la période bleue de tel candidat sans questionner la cohérence de l’ensemble de l’œuvre ? La conceptualité de points de couleur sans se dire que n’importe enfant pourrait faire la même chose ?
Avec Gary nous restâmes suffisamment longtemps pour rendre presque suspect notre présence. Je lui expliquai ma théorie sur les points que l’on voit ou pas suivant la distance qui nous sépare d’eux et la taille de la toile. En guise d’exemple je m’approchai d’une toile de 5 mètres de haut comportant quatre points mais qui, lorsque j’étais le nez collé à elle, m’empêchait de les voir. Ensuite, je faisais la même chose avec des points minuscules impossibles à discerner à plus d’un mètre. Tout est question de perspective, perception, vision et conscience. Sur une plaque métallique Gary m’indiqua ensuite une phrase écrite en braille et très justement ajouta que nous étions en fait aveugles car la plupart d’entre nous ne savent ni interpréter ni lire. Les points de Damien Hirst sont des inscriptions en braille pour des aveugles qui voient en couleur.
Juste avant de partir une femme rentra en trombe dans la galerie, se dirigea directement vers les hôtesses afin de faire tamponner sa carte qui lui permettrait de gagner une œuvre de Damien Hirst, fit un rapide tour et, alors qu’avec Gary nous devisions encore, fila vers un autre tampon. Je l’imaginais DRH dans une agence européenne ou consultante chez Michael Page…
A l’aéroport de LAX, avant d’embarquer pour San Francisco, nos regards se sont croisés et nous avons lu la tristesse de nous séparer et la joie d’avoir été en phase. Damien Hirst, grâce à ses points avait réussi à associer un point blanc et un point dont les variations de couleur pouvait varier du pâle au vif. Pendant ce temps là, Pôle Emploi, alors que je m’étais déclaré absent, m’envoyait un courrier m’invitant à répondre à un poste dans les plus brefs délais sinon je serais radié et ne bénéficierais plus du RSA. Il y a des galeristes vraiment trop cons.

NEW YORK, NEW YORK !

Prendre le métro à New York est une expérience unique en soi. Sur la ligne aérienne Z, le New York tel que le cinéma peut s’en inspirer défilait en accéléré. Lorsque je rentrai dans le wagon, il était occupé par une faune bigarrée que l’inspecteur Harry aurait dézinguée avant même qu’elle puisse caresser l’idée de commettre un délit. C’est dire !  Incertain du chemin à prendre pour aller à Brooklyn, je demandai mon chemin à l’un des passagers qui me répondit dans un dialecte qui me fit me demander s’il me parlait ou rappait. L’absence de musique me fit opter pour la première hypothèse…
Entre la 121ème rue et Broadway Junction, nous longeâmes des serpentins d’immeubles aux fenêtres si proches que j’avais l’impression de rentrer dans un tableau de Hopper : je regardai à travers la vitre crasseuse d’un wagon de métro qui donnait sur des fenêtres aux rideaux dissimulant mal la lumière diffusée par des télévisions. A Cypress Hill, cimetière éclairé par le frottement des roues métalliques sur les rails, j’étais dans le « Loup garou de New York ». A Norwood Avenue, le personnage de Jim Jarmusch dans  « Ghost Dog, la voie du samouraï »  sortit de l’écran : immense black avec une barbichette tressée qui lui descendait jusqu’au sternum, forêt de dreadlocks apprivoisés par un catogan, regard noir et mains tatouées de signes cabalistiques que je n’ai pas eu l’indélicatesse de détailler plus attentivement ; la fatigue sans doute, ou peut-être tout simplement les regrets que j’aurais eu s’il avait froissé le superbe costume qu’il portait avec grande classe en me fracassant le visage contre la vitre noircie. Enfin, à Bedford avenue, Brooklyn, je fus accueilli par une Lady Gaga de 1,90 m aux cheveux complètement décolorées, vêtue d’un manteau rose et portant de hautes chaussures noires à talons.
Le lendemain, à Manhattan, me dirigeant vers les deux premières galeries Gagosian entre la 21ème et 23ème rues, je pensai à l’édito de Jean-Marie Colombani titré « nous sommes tous américains » après les attentats du WTC et je décernai un rictus d’honneur à Lehman Brothers, Bernard Madoff, Ronald Reagan et Alan Greenspan pour l’ensemble de leur œuvre. En marchant dans les rues, je pensai aussi à Truman Capote, Paul Auster, Irwin Yalom, Noam Chomsky. Art et politique s’entremêlaient. Art, mouvements underground, architecture et finance constituaient de nouveaux points de réflexion.
Les galeries new yorkaises de Larry Gagosian sont identitairement proches de celles que j’ai déjà vues à Paris et Londres. Un accueil feutré et courtois, des vigiles vêtus de noir, des murs parfaitement immaculés et des points, des pois, des cercles, des pastilles. Il me parut d’un coup évident que Gagosian est une marque comme Nespresso. Les points ne seraient même peut-être que des capsules de Volluto, Ritretto et Roma représentées sur des toiles !
Comment n’y avais-je pas pensé auparavant ? Tout est produit, marque et marketing! D’ailleurs, hormis la galerie dans Madison Avenue, les deux autres avaient pour voisines d’autres galeristes new-yorkaises, ce qui constitue l’une des composantes essentielles des principes du branding : il est plus facile de se faire un nom dans un quartier dont l’activité est proche de la sienne que de s’en éloigner.
Je pensais, béotien que j’étais avant de commencer ce chemin de Compostelle entre le niveau de vol 320 et 380, que l’art était déconnecté du business et je me rends compte que, finalement, ce ne doit pas être bien différent de tout autre activité « bling bling » pour citer Charles Saatchi (je crois que l’expression a été utilisée dans le champ politique mais, vraiment, je ne me souviens plus au sujet de qui !). Sans doute la distance qui me sépare d’un pays sclérosé, désabusé et entouré d’anciennes nations au potentiel énorme mais qui ont pour ainsi toutes préférées la finance virtuelle à la créativité réelle de milliers de gens laissés sur le carreau.

WARREN ZAVATTA


Avant de partir à New York, j’ai passé quelques heures à Paris et je suis allé voir le spectacle de Warren Zavatta. Ce dernier arbore sur l’affiche un nez rouge sanguinolent. Un gros point rouge qui est à la fois le lien qu’il entretient avec son grand-père et l’expression de la souffrance lorsque l’on appartient à un univers qui n’est pas forcément totalement le sien. J’ai adoré la manière dont il a mêlé l’humour décapant, les pitreries, l’auto dérision, les jongleries, la chanson. Ce mélange de genres et la déconstruction du mythe des gens de la balle ne pouvait que me plaire, moi qui suis profondément persuadé que le talent ne s’exprime que très rarement par une expertise unique…

Mais quel est le rapport avec Damien Hirst ? Aucun. J’avais seulement envie de faire partager mon enthousiasme pour ce « pestacle » comme Warren le prononce.

En fait si, en y réfléchissant un peu, pour moi l’art doit dire quelque chose et doit être l’expression d’un engagement. Damien Hirst, semble-t-il, aime jouer sur des concepts proches de la mort pour mieux l’apprivoiser et mettre en exergue l’ironie de la vie. Warren, quant à lui, exprime une souffrance en s’en moquant afin de vivre une existence apaisée. Un artiste doit prendre des risques et peut-être même choquer pour libérer les consciences. Il doit dénoncer, interpeller, se jouer de la censure car le conservatisme guette. J’aimerais que Damien Hirst ait planifié ce tour du monde comme Warren a construit son spectacle : avec un but, avec soin et avec égard à la fois pour ses pairs et ses acteurs/spectateurs. Je note aussi que le sujet de l’œuvre de Warren, c’est lui ! Lorsque [Warren]  était une œuvre d’art… 

Damien Hirst est parfois vertement critiqué pour ne plus être l’auteur de ses œuvres mais seulement le concepteur. En l’apprenant, cela m’a d’abord paru indigne puis je me suis dit que César non plus ne compressait plus ses œuvres parce qu’il avait des assistants, que Christo ne pouvait pas envelopper des ponts seul. En revanche la postérité se souviendrait d’eux et pas de leurs assistants. Se souvient-on des ingénieurs et des ouvriers qui ont construit les voitures ou de sa marque ? L’art contemporain est devenu un objet marketing parce que le mot n’existait pas à l’époque de Michel-Ange et parce que l’art classique ou moderne se consomme dans les musées, lors de rétrospectives à thèmes ayant un plan media prédéfini. Par exemple, âge d’or de la peinture néerlandaise: campagne d’affichages dans le métro. Picasso : reportages TV au 20h, etc.

Demain je serai à New York comme Warren lorsqu’il était à la recherche de son identité artistique. Je n’ai certainement pas l’intention de chanter, de faire des claquettes ou de jouer du saxo mais prosaïquement suivre mon chemin et continuer de découvrir le monde de l’art contemporain par le biais de visites dans des galeries élitistes. 

LONDON CALLING


Les deux galeries londoniennes de Larry Gagosian sont très différentes l’une de l’autre. Celle se situant à St Pancras, abrite, par exemple, des points – bien entendu – mais sur des supports rectangulaires, circulaires et triangulaires. D’autres comportent des lettres ou des chiffres accolées aux pois de couleur. La deuxième galerie de Davies Street, quant à elle, est de la taille de la plus grande des œuvres exposées à Britania Street et accueille des points de couleur parfois  aussi ridiculement petits qu’une boîte d’allumette. Mon tour du monde commençait donc là.

En abandonnant le surf inutile sur le net à la recherche d’un job, je sentis que, de nouveau, je faisais partie du monde et que je redevenais un être social. Un voyage vain redonnait un sens à ma quête de valeur(s).

Dans la galerie de Davies Street je fis la rencontre de Ray et Sarah qui, comme moi, avaient d’abord trouvé ridicule l’idée de faire le tour des galeries Gagosian pour gagner une œuvre et qui, pour donner plus de sens à leur périple, interrogeaient aussi bien les aficionados que les galeristes ou les passionnés d’art dans le cadre d’un reportage sur l’initiative de Damien Hirst. J’aurais aimé pouvoir médiatiser - un peu - la ridicule gesticulation du chômeur mais est-il possible d’avoir l’outrecuidance de susciter l’intérêt dans une rubrique différente de celle dans laquelle nous sommes habituellement cantonnés : « il est dans la merde et surtout faites gaffe de ne rien revendiquer pour pas être comme lui » ?

Ray et Sarah furent intrigués par ma démarche et, je crois, quelque peu surpris par le raisonnement que je commençais à mieux maîtriser. Ils parurent intéressés par ma réflexion mosaïque, éclatée comme tous ces points aux quatre coins du monde. Je pensai au « point blanc » qui virait au jaune pâle, celui que, justement, je voyais derrière Ray lorsqu’il me parlait. Je n’avais plus l’impression d’être le cadre au chômage de longue durée et systématiquement écarté de tout entretien et encore plus de tout poste, mais de faire partie d’un cercle privilégié pouvant citer Hamlet, parler d’Afrique, s’interroger sur l’art contemporain, deviser sur l’art conceptuel et la consommation de masse.

Dans la galerie de St Pancras, deux triangles étaient près l’un de l’autre et auraient pu former un carré s’ils avaient été rassemblés. Je pensai immédiatement à Kazimir Malevich qui avait peint un carré blanc sur fond blanc et à  Marcel Duchamp pour qui un objet devait être détourné de son usage premier afin de devenir une œuvre ; à l’instar de voyageurs tissant une toile et devenant leur propre objet d’art…
Je ne pouvais pas quitter Londres sans manger dans un pub, lieu ou j’aimais bien réviser lorsque j’étais accompagnateur de voyages pour payer mes études. Les pubs ont toujours des noms improbables inspirés de la campagne anglaise associant des animaux, la religion ou la mythologie : « the black swan and the raven », « the friar » ou «the mermaid and the singing sailor ». J’aime bien le côté suranné des moquettes épaisses, des lambris et des sièges de velours. Alors que je commandai un « fish and chips with peas », un londonien ayant un fort accent cockney s’invita à ma table. Il s’appelait Damien, était peintre en bâtiment et, étonnamment, avait sur le visage les mêmes taches blanchâtres que celle que j’avais vues à Paris.

Je me mis franchement à rire lorsque Damien me parla musique et qu’il mentionna « London Calling » des Clash. Je ne pus m’empêcher de lui parler de ses taches et de Joe Strummer qui avait été l’ami de Damien Hirst. Mais Damien ne connaissait pas Damien. Il ne connaissait que Joe, ses pinceaux et le rouleau qui en coulant lui mouchèterai les joues sans qu’aucun collectionneur ne puisse lui donner – de son vivant – une valeur marchande.
« London Calling » est toujours un album phare aux thèmes d’actualité. Mais Joe est mort. 

WILLIAM DUTEIL, YORICK ET LES CECCALDI-RAYNAUD



J’ai encore un peu de mal à trouver une raison valable à mon périple. Qu’est-ce que je veux prouver ? Qu’un point blanc a aussi son importance ? Tout le monde s’en moque ! Cela fera sourire et puis après ? Que les prolétaires peuvent trouver du sens à des œuvres abstraites ? Qu’ils peuvent apprécier autre chose qu’un daim s’abreuvant à l’orée d’un bois ? Ce ne sont pas eux qui évaluent la cote d’un artiste et qui achètent des œuvres. Alors ?

Je crois que c’est un cocktail de différentes raisons. La récompense promise par Damien Hirst est l’une des motivations mais n’était pas suffisante lorsque j’avais lu l’article sur le net. La blessure narcissique peut en être une autre suite à la remarque de ma covoitureuse qui, d’ailleurs, ne cherchait pas à être désobligeante.  Mon appétence pour les défis pourrait également être un élément déclencheur. Mais il y a aussi certainement la révolte car je refuse de rester dans ma case sociale et je refuse encore plus d’en dégringoler l’échelle alors que je n’en avais effleuré que les premiers échelons.

Dans Lorsque j’étais une œuvre d’art,  d’Eric-Emmanuel Schmitt, un suicidaire est rattrapé in extremis par un artiste qui en fait une œuvre d’art pour l’utiliser et l’exposer en le modifiant à sa guise.  Cependant, l’œuvre d’art reprend goût à la vie et s’émancipe de son créateur pour vivre son propre destin. Je crois que je mène, à mon niveau, cette bataille d’émancipation ; non pas en me considérant comme une œuvre d’art – ce serait vraiment très présomptueux - ni comme suicidaire -  ce serait trop d’importance donnée à la vie - mais comme celui qui veut libérer des points anonymes sur une grande toile dessinée par Damien Hirst et Larry Gagosian.

Dommage que le grand public ne connaisse pas suffisamment Damien Hirst (faites donc un micro trottoir et vous verrez…) car il serait surpris par la manière dont il joue des codes funèbres et par son humour macabre. Pourrait-il en être autrement lorsqu’il ressuscite un anonyme du 18ème siècle en ornant son crâne de diamants à l’instar d’un Hamlet, prenant le crâne de Yorick : « Hélas, pauvre Yorick, je l’ai connu Horatio ! Un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise […] », et redonne  une valeur à une vie qui n’en avait certainement pas à l’époque de sa forme initiale? Le crâne serait-il la métaphore de la mort sociale, symbolique et culturelle d’un inconnu qui, ironiquement, a aujourd’hui une valeur marchande incroyable ? Je ne veux pas être le crâne d’un collectionneur dans deux siècles mais avoir une valeur reconnue de mon vivant ! Et j’invite tous les Yorick de la terre à se donner la main comme le chantait le barde William Duteil.

Mais j’y pense est-ce que ce ne seraient pas les collectionneurs qui achètent l’œuvre et qui décident de la valeur de leurs achats ? Plus c’est cher, plus c’est inaccessible et le prix augmente car le nombre de privilégiés pouvant se permettre d’acheter l’œuvre diminue? Et plus il y a de chômeurs, moins on les indemnise car leur nombre augmentant, leur valeur diminue ! CQFD. La solution serait donc que chaque chômeur devienne une œuvre d’art et qu’il se trouve un collectionneur. M. Pinault peut-être ? Personnellement il ne me déplairait point de vivre au Palazzo Grassi à Venise. C’est plus sympa que l’île Seguin où je n’aurais pas voulu aller. Etre voisin des Ceccaldi-Raynaud à Puteaux : quelle vulgarité. Autant côtoyer les bovins dans le formol de Damien Hirst!

Enfin pourquoi ce blog ? Pour donner un sens supplémentaire que Tweeter ne permet pas, pour partager les observations et les réflexions d’un « point blanc » sur la visite de galeries afin de regarder l’art par une lorgnette originale et différente de celle proposée par IKEA et ses reproductions dans son rayon décoration. Tous les veaux n’habitent malheureusement pas un palais décoré avec goût par M.FIAC alias M.FNAC !

FRANCHEMENT JE ME DEMANDE…

Et si, finalement, la proposition de faire le tour du monde ne constituait pas une œuvre immatérielle qui ferait écho au goût de Damien Hirst pour la controverse et son désir de titiller le public ? Ce voyageur étant le gros point jaune, celui là la pastille violette, cet autre le pois vert, chacun ayant une carte estampillée d’un autre tampon de couleur ? Le monde ne serait-il rien d’autre qu’un vaste champ de pastilles ? Ou une autre grosse armoire abritant des pilules colorées et manipulées par un marionnettiste génial?

En préparant le voyage je me suis senti mal à l’aise car il est évident que la somme engagée est loin d’être anodine ! A quoi bon relever ce défi ? Jouer dans une catégorie qui n’est pas la sienne est une gageure ! On ne quitte pas le milieu d’où on vient sans prendre quelques violentes baffes par la « main invisible » !

A l’instar des milliers de gens qui n’ont d’autre choix que de participer au jeu social pour gagner une maigre pitance, concourir et peut-être gagner ou ne pas concourir et perdre de toute façon, le dilemme m’a fait perdre quelques heures de sommeil déjà pas mal agitées par des scénarii professionnels de plus en plus improbables.

Cependant, quel autre chômeur a-t-il plus de chance que moi ? Quel autre bénéficiaire du RSA peut faire un tour du monde ? Le miracle pour un athée tient plus d’une conscience aigue des atouts qu’il a en main et de ce qu’il en fait de son vivant que d’attendre… d’attendre et d’espérer. La société ne t’offre rien alors prends ce que la  vie peut t’offrir. Certes ! Mais ceci serait un vœu pieux sans l’énorme privilège que procure l’emploi d’hôtesse de l’air de son épouse et des prix particulièrement avantageux dont les personnels navigants bénéficient ! Cela serait impossible sans amis aux Etats-Unis qui me logeront et cela serait encore plus compliqué en ne parlant pas Anglais. En bref, sur l’échelle des capitaux tels que Pierre Bourdieu les a distingués (capital économique, culturel, social, ou symbolique), je suis loin d’être le moins bien loti !

Je suis conscient de cette chance qui, pourtant, ne semble plus en être une lorsque on ne possède qu’une petite partie des quatre capitaux ou qu’il nous en manque un. Dans un monde où des décérébrés occupent des postes clefs parce qu’ils ont été recrutés par des incompétents ne désirant pas qu’on leur fasse de l’ombre, dans un monde où l’emploi est un marché  dirigé par des commerciaux dont le but est de faire du chiffre, par des DRH qui s’enorgueillissent d’avoir un titre (D), qui pensent maîtriser les ressources (R) et qui ne comprennent rien aux dynamiques du H, les diplômés compétents, les jeunes talents ou les personnes pleines d’énergie et d’idées ne peuvent espérer rien d’autre que d’immigrer vers des paradis incertains, de se laisser socialement mourir ou alors de se faire remarquer d’une manière originale pour exister, d’être sportif de haut niveau voire, peut-être, d’être l’heureux maillon d’un réseau d’artistes choisis par de riches collectionneurs d’art…

Alors pourquoi ne pas faire ce tour du monde ? Pourquoi ne pas « penser à l’africaine » : puisque je n’ai pas d’avenir, il n’y aucune raison de faire des projets et autant vivre le moment présent !

Et si, finalement, Hirst, l’ancien prolétaire, sans le vouloir, avait créé une œuvre sociale et contestataire où les points disséminés dans plusieurs villes mondiales représentaient des anonymes dont l’exploitation est identique à celle que le marché de l’art fait de ses œuvres ?

A ce stade, je ne suis rien d’autre que le petit point blanc juste en-dessous de la grosse cédille formant l’interrogation qui est mienne.