TOTUS MUNDUS AGIT HISTRIONEM


A quelques battements d’ailes de pigeon de la galerie parisienne de Larry Gagosian  se trouve une grande artère au nom mythologico-bucolique borné à l’Ouest par un monument dit de Triomphe. Sous ce dernier, un soldat tombé pour la patrie y a été inhumé - mais quelle est donc cette manie de célébrer les morts et de leur donner plus de valeur lorsqu'ils ne sont plus?! Quelle félicité posthume pour cet anonyme, ce point blanc, de rayonner et de constituer le centre de 12 avenues se référant, pour la plupart, à des batailles ou à ceux qui les ont menées. Peut-être rit-il du cirque qui entoure sa dépouille ou regrette-t-il que sa valeur symbolique, aujourd’hui, soit supérieure à celle qu’il avait dans les tranchées de la « Grande Guerre ». Dans l’au-delà, camarade anonyme de Yorick, du crâne serti de diamants de Damien Hirst.

A l’Est, l’avenue se termine par un obélisque dont le socle d’origine a été relégué dans les réserves du Louvre par les autorités de Louis-Philippe parce qu’il était jugé indécent. En effet, des babouins adorant le soleil levant exhibaient des attributs reproducteurs trop ostentatoires. Il est vrai que l’obélisque étant déjà quelque peu phallique, on peut comprendre que la monarchie de juillet, probablement peu sensible à la symbolique architecturo-sexuelle, ne désirait pas particulièrement que le bon peuple - qu’elle méprisait - rigole sous cape et se gausse de cet artifice tatoué de hiéroglyphes abscons soutenu par des primates à la moralité douteuse. Peut-être la monarchie craignait-elle aussi que des singes donnassent des idées salaces aux ouvriers qui vivaient souvent dans le délit moral du concubinage? Ou peut-être regrettaient-ils de devoir refouler leurs désirs primaires par bienséance ? Être jaloux d’ouvriers et de babouins pour des bourgeois monarchistes, ne manque pas de sel ! Sans doute eut-il été plus judicieux de disposer des exemplaires du Cantique des Cantiques sur les prie-Dieu pour qu’ils s’en inspirassent…  

L’idée qu’une caste de dévots et de grenouilles de bénitier habituellement se signant et croassant à la vue d’indigents pouilleux s’offusque qu’un socle de primates indécents supporte un artifice vertical qu’Act Up coifferait plus tard d’un préservatif et Chirac d’un prépuce en or, non seulement m’amuse mais me réjouit si j’imagine, en plus, les mêmes pieux paroissiens découvrant, du Palais des Tuileries, la perspective du phallus pénétrant l’entre jambe impudique d’une grosse arche napoléonienne à la gloire de batailles passées. L’interprétation symbolique est, certes scabreuse, je le confesse sans même me signer, mais je ne peux m’empêcher de rire jaune en me projetant 200 ans en arrière, en me mettant à la place des pauvres lorsqu’ils découvrirent, du même endroit, là où s’était déroulé la Convention de 1793, la même perspective... La vaseline existait-elle à l’époque ? 

Sur cette même artère, des légionnaires, une fois par an, psalmodient des berceuses fraternelles et poétiques « Contre les Viêt, contre l’ennemi » ou « Tiens, voilà du boudin », un canari éphèbe en jambière de cycliste, une fois tous les 12 mois, pédale aussi fort qu’il exsude la transpiration dissimulant les effluves que dégagent les jeunes femmes du Golfe et, aussi, celles de potions magiques lui permettant de rouler à toute bringue vers une hôtesse lui claquant la bise. Il serait plus drôle si les légionnaires chantaient « Ah ! voilà des hôtesses » - ce qui serait aussi plus proche de ce dont ils rêvent - et si des sportifs faisaient la bise à des boudins car l’une des particularités de cette artère est le panachage des genres.
Quelques magasins se voulant de luxe parce qu’ils sont « sur les Champs » jouxtent des sandwicheries dont la saveur devient exquise grâce à leur emplacement au Nirvana du commerce (le Big Mac devenant « pain moelleux à la farine naturelle avec son bœuf de campagne saisi à point accompagné de sa verdure saisonnière, d’une sauce aigre-douce à la couleur coquelicot et d’une lamelle de fromage à l’épaisseur épurée d’un carré de Malevitch), des rappeurs de banlieue amusent les promeneurs et les touristes, des donzelles du Golfe ripolinées par Sephora ignorent d’autres femmes du Golfe aux formes et aux visages dissimulés comme si elles - ou leurs maîtres à penser - craignaient que la simple vue d’une femme suscite le regard concupiscent et les œillades énamourées d’un asiatique alors que ce dernier a l’esprit occupé par le galbe engageant de valises Vuitton. 
Les Champs Elysées est une artère interlope où les pauvres, les touristes, les banlieusards, les beaufs, les frimeurs et les opulents se côtoient, se promènent, se jalousent et s’ignorent. 

Les cinémas proposent Spiderman en 3D et Batman. Le nom des super héros se termine toujours par « Man ». Peut-être en suis-je un pour le fumeur en manque qui m’a abordé dans la rue : « T’as pas une cigarette man ? Ou 2 euros ? » Je lui donne 1 euro.
« Merci man ! » Je le toisai et ne répondis pas car un héros est avare de paroles pour entretenir le mystère.
Les liens logiques entre une cigarette et la somme fixe d’une aumône, m’échappent un peu… Une cigarette ou 2 euros… Pourquoi pas, « t’aurais pas un sandwich ou 50 euros ? », « t’aurais pas un ticket restaurant ou les clefs de chez toi ? », voire même, « t’aurais pas une copine ou tu me passes ta meuf ? ». Ne pas répondre car un héros, man, ne satisfait pas aux requêtes débiles et n’intervient que lorsque le monde est en danger. 

Dans une rue perpendiculaire, pour le prix modique de 80 €, deux Lamborghini sont en location 10 minutes, En d’autres termes, si vous êtes frimeur mais sans le sou vous pouvez vous offrir 10 minutes de rêve en espérant que le bruit sourd du pot d’échappement sera suffisamment audible pour faire rêver une jeune fille qui aurait cru que vous fissiez partie de la caste des opulents. Je m’imaginai le « pitch » basé sur ce malentendu : vous avez 10 minutes pour séduire une passante dans votre bolide. Go partez !

Vous vous asseyez dans le siège baquet et démarrez. Le moteur vrombit et les 10 minutes commencent. 

Pas de bol, le feu est rouge à 2 mètres de votre point de départ où le fanion « louez une Lamborghini pour 80 € » flotte au vent. Ça passe au vert. Vous calez et vous passez pour un con. De toute façon louer une voiture 10 minutes, il faut l’être alors… Mais vous n’avez pas conscience de l’être sinon, vous ne l’auriez pas louée ou alors vous aimez les rôles de composition et, dans ce cas, il ne faudra pas vous étonner d’être l’objet de railleries. 

Engoncé au fond du siège de votre bolide, vous voyez deux personnes âgées se tenant la main, assises sur un banc. Vous pensez, que c’est charmant jusqu’à ce qu’elles s’embrassent et vous vous dites que ce n’est pas glamour. Sans doute, mais l’est-ce lorsque deux ados mâchonnent des gommes à sucre rapide en écoutant Justin Bieber (ou tout autre décérébrée d’un sexe différent) et s’embrassent comme deux escargots baveux glissant sur une feuille de laitue?  Les seniors ont aussi droit à l’amour mais, si je peux me permettre une idée de marketeur, je suggérerais de leur vendre des chewing-gums au goût vermicelle, ou à la soupe de légumes pour qu’ils puissent ruminer autre chose que des regrets. 

Vous avez enfin passé la seconde et vous êtes au niveau de l’Etoile car vous avez évité de prendre le tunnel menant à Porte Maillot – ce qui aurait été idiot puisque vous avez loué la voiture pour être vu, non ? – et vous pensez descendre Avenue Wagram avant de restituer la voiture. Un tour de pâté de maison et hop, fini le bling bling.
Cela fait 4 minutes 12 que vous roulez en seconde et vous n’avez pas encore de numéro de téléphone ou de rendez-vous pour l’après 10 minutes. Le problème est que le volant est à gauche et le trottoir à droite et que cela vous oblige à conduire avec le corps à 45° vers la portière passager pour tenter de parler aux passantes. Ce n’est pas naturel et ça fait un peu mal au bras car l’accélération entre deux feux tricolores est un peu plus violente que celle à laquelle vous êtes habitué au volant de votre Clio jantes alu, spoiler et becquet aux flammes « Starky et Hutch ». 

 « Hey, mam-ze’lle, mam-ze’lle ! T’as une minute ? ». Le style aède du 9-3 fait choux blanc et semble être aussi efficace que d’avoir des flatulences et des renvois gastriques lors du premier rendez-vous galant.
« Bonjour, mademoiselle. Sauriez-vous où se situe le Buddha bar ? ». « Sorry, I don’t speak French ». « Heu, elo, you no Budabar ? ». « Sorry, I don’t speak French ! ». Cela fait toujours plaisir de penser que l’on parle une langue étrangère et de se faire notifier que l’on ne comprend pas ce que l’on a dit…
« Veuillez m’excuser mademoiselle, sauriez-vous où se situe la boutique Louis Vuitton ? ». « Aucune idée, je m’en moque et c’est madame ». En plus, vous tombez sur des femmes à cheval sur les principes.
« Bonjour, jeune homme, vous avez une jolie voiture ! Je peux monter ? ». Bingo !
« Ce sera 200 € ». Et merde, c’est une professionnelle… Evidemment, sa jupe rouge en latex, son sac à main de la taille d’une boite Durex et son décolleté auraient dû vous mettre la puce à l’oreille, mais ce n’était pas la partie de votre anatomie que vous écoutiez le plus et cela vous a rendu sourd aux alertes habituelles. 

Dégoûté vous rendez la voiture et allez boire un jus d’orange chez Brioche Dorée. Un groupe d’Etats-uniens aux hanches larges et aux petites socquettes blanches, dodelinent vers la salle où vous aspirez des vitamines industrielles avec une paille, essuient les sièges et se lavent les mains avec du savon liquide comme tout touriste se trouvant dans des contrées aux mœurs et à l’hygiène douteuses, puis s’assoient afin de déguster un fast-food à la française. Par ennui, une main soutenant votre tête alors que l’autre joue avec une boule de mie de pain sur la table en formica, vous tentez de viser le gobelet vide se trouvant en face de vous. Et vous décidez d’aller faire un billard. 

Vous pénétrez dans une ambiance enfumée. Sur le rebord vert de la table de billard, traine une queue écaillée et de la craie bleue. Le tissu vert est tâché près de l’un de ses bords. Sans doute une bière de mauvaise qualité dont la mousse a imbibé un peu trop longtemps le drap de laine vert tendu.
Sur les murs jaunis par des Caporal, Gauloises, Lucky Strike et Peter Stuyvesant de vieilles affiches de Y’a bon Banania, Heineken, Coca Cola, Apple et Samsung sont accrochées de guingois. L’esprit ailleurs, un serveur au teint blanchâtre et au nœud papillon souillé de postillons, essuie des verres d’un mouvement saccadé, circulaire et nerveux proche de celui d’un Parkinsonien en phase terminale.
Accoudé au bar, vous faites pivoter votre siège de 180° et faites face aux joueurs. L’un d‘entre eux tape dans la boule d’un blanc immaculé avec une queue laiteuse. L’extrémité bleutée de la tige percute la boule et produit un bruit sec, comme le claquement de fouet sur la croupe d’une jument  récalcitrante. Il manie son instrument avec dextérité, en plissant les yeux pour mieux s’imaginer l’effet de son manche, pour mieux fantasmer les conséquences que l’angle du coup donné par son appendice aura au contact du galbe de la boule. 

Celui qui a le pouvoir est celui qui a la queue. Le maître dresse et tape dans la boule blanche pour animer le ballet de billes colorées dont la destinée est de terminer dans un panier. Les billes qui ont de la valeur sont, celles de couleur mais la seule qui a une influence sur le cours du jeu est la blanche. C’est cette dernière qui donnera du sens au jeu.
Personne d’autre qu’un dominant peut modifier les règles comme il l’entend et, bien entendu, à son profit. En revanche, que ce dernier soit incompétent et il massacre le tissu de la toile, il renverse du houblon sur la craie bleue, brûle le rebord avec un mégot de cigarettes. La maîtrise d’un jeu requiert de l’entraînement et du talent. On ne naît pas avec une queue de billard dans les mains mais, malheureusement, il arrive que l’on naisse avec une cuiller en argent dans la bouche. 

Je me dirige de nouveau vers la rue de Ponthieu, je passe devant la Galerie Gagosian puis je remonte l’Elysée où, d’après la mythologie, les héros et les hommes vertueux séjournaient après leur mort. A l’Est, l’obélisque, Place de la Révolution, où Louis XVI fut décapité. A l’Ouest, l’arche de Triomphe est bornée par La Défense et les tours du CAC 40. L’architecture, quelle qu’elle soit, esthétise et symbolise les rapports de domination, comme l’art d’ailleurs. Il ne faut donc point s’étonner que ces deux soient vilipendés ou souillés par ceux qui en ont peur ou en sont victimes. Un tag sur une grande tour de l’EPAD pointant comme un doigt vulgaire ou un phallus de verre est tout aussi symbolique que les édifices qui, dans l’histoire, l’ont précédée. 

Sur le large trottoir des Champs, d’autres arabes aux bijoux clinquants croisent d’autres asiatiques aux bras encombrés d’emplettes luxueuses. Il existe des arabes riches, mais rassurez-vous, il y en a encore des pauvres et vous n’êtes pas obligé de travailler tout de suite, disait Coluche. Il existe des asiatiques riches mais, rassurez-vous, vous pourrez toujours fréquenter le petit Chinois du coin et, après les plats 54, 158 et 945, des Nem et des Nem pas, égayer votre soirée avec une femme nue au fond du verre d’alcool de riz tout en en contemplant une cascade sur un mûr tapissé de moquette. 

Franchement, si j’aimais un tant soit peu me poser des questions métaphysiques, je me demanderais bien pourquoi il est nécessaire d’avoir quelque chose plutôt que rien… Pourquoi ne pas se contenter d’un simple bleu de Klein, d’un outre-noir de Soulages, d’un carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? Ou de n’être rien d’autre qu’un point blanc se promenant béatement sur les Champs ?

Non, j’aimerais parfois être une boule blanche de billard qui explose ce bordel de couleurs factices. Faire prendre conscience que les boules flamboyantes ne sont que des sphères dans un grand canevas, une énorme comédie. « Totus mundus agit histrionem » (Le monde entier fait l'acteur) était l’épigraphe sur le frontispice du Globe, théâtre de Shakespeare à Londres. 

Jean-Paul Sartre expliquait que nous avons toujours le choix et que ne pas choisir est aussi un choix. Il disait également que nos choix sont façonnés par la manière dont autrui nous voient et les possibilités qu’ils élaborent pour nous et que nous nous contentons de choisir parmi ce panel de possibles. Je n’aime pas vraiment l’existentialisme mais je suis en accord total avec l’idée que les autres nous fournissent le canevas de ce que nous serons. Certes, je suis un point blanc jouant un jeu qui le dépasse mais je refuse d’être dupe et d’être une victime expiatoire d’une élite incompétente. C’est l’héroïsme du quidam, man ! 

Une Lamborghini jaune canari passe à ma gauche avec au volant un vieux monsieur mâchant un chewing-gum, j’imaginai au goût bouillon de poularde. Il me parut avoir plus de succès que le conducteur que je décrivis précédemment car sa fin de vie et son opulence apparente semblaient être un gage de sérénité pour l’avenir de demoiselles dont la beauté s’effacerait aussi vite que la célébrité de stars factices. « Je suis surtout célèbre pour ma notoriété » disait Andy Warhol…
Le vieux monsieur laissa s’asseoir une blonde aux jambes longilignes, lui offrit un chewing-gum qu’elle refusa d’une moue dédaigneuse et ils partirent en direction de la fière obélisque et des Tuileries. 


Les assistants de Damien Hirst travaillent sur les œuvres qui nous seront données cet automne. En attendant, j’observe et je ris…

REVOLTE DU POINT BLANC QUI ATTEND

Avant d’être chômeur, je n’avais qu’une vague idée de ce qui occupe l’esprit d’un fainéant, d’un parasite, d’un profiteur gagnant 460 euros par mois. Peut-être passait-il son temps à noyer sa félicité dans un ballon de picrate, à jouer aux cartes avec des alcooliques aux dents jaunies par des cigarettes ? Ou peut-être déléguait-il son bonheur à une entité supérieure et priait-il dans un lieu de culte dédié à l’espoir ? Les chômeurs ne formant pas un groupe homogène, il est facile de les vilipender. En revanche, tout chômeur, qu’il soit parasite ou pas, attend…. attend… attend… qu’un recruteur enthousiaste et qualifié l’appelle, attend que Pôle Emploi le convoque pour un atelier qui l’occupera quelques heures et qui entretiendront ses illusions, attend que la chance lui sourit. L’attente est mère de l’espoir mais aussi belle-mère du doute, sœur de l’angoisse, jumelle de la déprime ou, pour respecter la parité d’adjectifs féminins et masculins, frère du désespoir, beau-père du découragement, frère de l’abattement et jumeau de l’accablement.
Ma mère me répète que je dois croire en elle. Mais pour le moment, faute de mieux, j’attends l’œuvre de Damien Hirst pendant que mon frère me chuchote à l’oreille.
[…] Estragon : Allons-nous-en
Vladimir : Où ? (un temps). Ce soir on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec, le ventre plein, sur la paille. Ca vaut la peine qu’on attende. Non ? […]
                                                                                                                                En attendant Godot- Samuel Beckett
L’attente est un abysse auquel tout dominé s’habitue, un habitus aurait dit Bourdieu qui l’empêche de s’extraire de sa condition. Systématiquement perdre au jeu social s’ancre dans une normalité. Gagner serait une incongruité. Une barrière presque infranchissable sépare ceux qui pensent que le chômeur est forcément un assisté, alcoolique battant sa femme par dépit, ses enfants par colère et son chien par plaisir et ceux qui vivent la réalité d’une recherche d’emploi infructueuse. Il est dit que le sort des chômeurs dépressifs, ici, est bien plus enviable qu’il ne l’est là-bas. Certes, mais pourquoi ne pas les délocaliser là-bas où leur allocation leur permettrait de survivre parmi des indigents épanouis en attendant de pouvoir travailler ici ? Et pourquoi ne pas délocaliser la main-d’œuvre de là-bas, ici, après s’être débarrassés des assistés, d’ici, et que ces derniers puissent confronter leur paupérisation de riches avec celles des miséreux de là-bas jaloux de ne pas être déprimés ici ? Comparer le sort des dominés vivant sur des continents différents est intellectuellement une gageure ! Et pourquoi ne pas délocaliser les opulents patrons du CAC 40 ainsi que les financiers parasites, là-bas, sur des îles paradisiaques, où ils noieraient leur béatitude dans des cocktails servis dans des verres de cristal afin que les parasites, d’ici et de là-bas, puissent entreprendre, créer, penser, agir sans subir le poids de leur pouvoir, de leur égoïsme et de leur impéritie ?
[…] Estragon : Je me demande si on est liés. [..] Pieds et poings.
Vladimir : Mais à qui ? Par qui ?
Estragon : A ton bonhomme
Vladimir : A Godot ? Liés à Godot ? Quelle idée ? Jamais de la vie ! […]
Le philosophe américain John Rawls déclarait que « la justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée ».
[…] Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une corde passée autour du cou. […]
Il n’est pas forcément choquant que certaines personnes soient très riches et d’autres très pauvres mais ce qui l’est, en revanche, c’est que la richesse des uns profitent au luxe des autres alors que, pour Rawls, la justice consisterait à ce que les défavorisés de la société bénéficient aussi, par capillarité, des largesses des riches.
[…] Estragon : Monsieur… pardon, monsieur…
Lucky ne réagit pas. Pozzo fait claquer son fouet. Lucky relève la tête.
Pozzo : On te parle, porc. Réponds. (A Estragon) Allez-y. […]
La Révolution française a permis au Tiers Etat d’émerger (en fait principalement des bourgeois…) mais qu’en est-il du Quart Etat, celui du quart monde, des exclus, des points blancs ? N’est-il pas temps qu’ils soient représentés ?
[…] Pozzo : En réalité il porte comme un porc. Ce n’est pas son métier.
Vladimir : Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo : il se figure qu’en le voyant infatigable je vais regretter ma décision. Tel est son misérable calcul. Comme si j’étais à court d’hommes de peine ! [..]
Vladimir : Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo : Remarquez que j’aurais pu être à sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s’y était pas opposé. A chacun don dû. […]
Remuer, gesticuler, résister afin de ne pas sombrer, comme j’ai tenté de le faire lors de mon périple, est un combat aussi inégal que celui d’une mouche se débattant au creux de la main d’un ogre. Sans réseau, sans entregent et sans argent, je n’ai aucune chance de m’en sortir. Ne pas sombrer car la défaite mène à la dépression, au désespoir et à l’abandon. Ma flexibilité intellectuelle, mon esprit d’initiative et mon goût pour la réflexion devraient être un atout ! « Messire, certes, au Siècle des Lumières vos prédispositions auraient rencontrées quelque intérêt, mais le monde qui est vôtre est médiocre ! Pauvre hère que vous êtes. La flamme des Lumières n’éclaire plus que quelques illuminés tels que vous et des humanistes cacochymes !».
Pour exister il faut tweeter et faire du buzz. Gazouiller et bourdonner. Destins d’insectes aux activités vaines mais qui font écho à la superficialité générale.
[…] Bruit d’insecte ou de vélomoteur lointain
Deux : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un : C’est les moustiques
Deux : Les moustiques ?
Un : Oui. J’ai organisé une course de moustiques sur la Seine, cet après-midi, pour faire parler de moi. […]
                                                                                                                    Mariages dans Les diablogues – Roland Dubillard
L’attente, telle que je la vis est chargée d’interrogations et de convictions. Je n’ai aucune idée de ce que l’avenir me réserve et je suis pourtant convaincu que ma résistance au défaitisme mènera à une victoire. Probablement à la Pyrrhus, mais une victoire quand même. Cette opposition entre mes questionnements, source d’angoisse, et mon impatience à gagner la bataille, me pèse et je l’évacue dans l’action et l’initiative. Cependant, je suis également conscient que l’hyper activité qui en découle, comme l’explique le psychiatre Boris Cyrulnik, est un signe de révolte ou d’extrême fragilité et non pas l’expression d’une force. Ou, comme le dit le psychologue Pierre Janet : « Des forces inemployés subsistent auxquelles il faut une dérivation ; cette dérivation se trouve dans l’émotion et les agitations ».
[…] Estragon : On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister ? […]
                                                                                                                                             En attendant Godot- Samuel Beckett
Le chômeur tente, par différents artifices, de refouler sa peur et à la rendre inopérante afin de continuer à se projeter dans un futur fantasmé car, sinon, elle rendrait le présent de plus en plus insupportable, attirerait vers le néant les relations sociales, familiales et intellectuelles. L’attente, constituée d’une forme de rien attire imperceptiblement le chômeur vers un vide sidéral. Un point blanc englouti par le trou noir de la dépression. Un poids blanc pour la société, ses proches et lui-même. Les espoirs déçus sont parfois pires que l’attente vaine car un nouvel état d’incertitude - brouillard épais empêchant tout repère extérieur et toute action sereine – est vécu comme un nouvel uppercut après le gong d’un nouveau round perdu .
En revanche, la fin d’une attente clôturait un segment de temps improductif et briserait une spirale néfaste.
L’œuvre de Damien Hirst que j’attends comportera-t-elle un point blanc ? Y aura-t-il des points aux couleurs criardes qui rendront fatalement la présence du pois blanc anonyme, du poids blanc inutile ? Arriverai-je à éviter le trou noir ? Arriverai-je encore longtemps à sautiller d’un sujet d’attente à un autre, comme un insecte dont les ailes auraient été rognées ?
[…] Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça
Vladimir : On dit ça
Estragon : Si on se quittait ? Ca irait peut-être mieux
Vladimir : On se pendra demain (un temps). A moins que Godot ne vienne.
Estragon : Et s’il vient ?
Vladimir : Nous serons sauvés. […]
A Paris, à l’angle du Boulevard Raspail et de la rue de Sèvres se trouve une plaque commémorative blanche à la mémoire d’un anonyme - l’anonymat est blanc comme je le notais dans « réflexions au-dessus du détroit de Béring ». Sur cette plaque il est inscrit qu’«Ici est tombé pour la France un FFI inconnu le 21 août 1944». Je suis resté un moment à l’angle des deux artères afin d’observer les piétons passant devant le petit morceau de marbre. Aucun ne s’est arrêté. Aucun n’a levé les yeux pour regarder le mur contre lequel cet inconnu avait été fauché par les balles de l’occupant ou de la milice ; la plaque ne le mentionne pas. Juste à côté de cette dernière se trouve l’entrée d’une succursale de la Banque de France dans laquelle plusieurs personnes se sont engouffrées ou en sont ressorties, le pas rapide, les yeux toujours rivés sur la pointe de leurs chaussures. Le FFI, mort pour la France aurait peut-être eu un rire cynique si, lors de son dernier souffle, il avait appris que son sang sécherait sur les murs d’une institution financière gérée par des modèles mathématiques et les collaborateurs de financiers jouant avec de l’argent ne leur appartenant pas. Jouer dans un univers virtuel, pour s’offrir le Cri de Munch, les économies de ceux qui se saignent pour survivre dans le monde réel, ne peut qu’engendrer un mouvement de résistance. Elle s’organise, mais il est encore difficile d’émettre un désaccord sans être rangé dans la catégorie des communistes staliniens ; car il va de soi que les idées marxistes sont beaucoup plus létales que les actions des juntes militaires défendant, officiellement, la sécurité d’une nation et, officieusement, les privilèges de ceux qui les détiennent. Décompte macabre mettant dos à dos la même folie de puissance de quelques uns et rendant soudainement grotesque le travail de conscientisation d’intellectuels aux cheveux courts portant des chemises de couleurs variées parce qu’avoir les cheveux longs et porter déboutonnée une chemise immaculée, légèrement ouverte pour laisser entrevoir le bronzage du baroudeur, est un packaging déjà utilisé par un autre sur différents sites de conflits. Construire une marque est un métier…
Combien de résistants anonymes devront-ils sacrifier leur vie, ou se résoudre à ne pas en avoir, pour dénoncer des idéologies iniques ? Combien d’utopistes devront-ils accepter d’être raillés par une élite politique à la solde des marchés et par leurs perroquets incultes qui boivent leurs paroles « vos idées sont celles d’un autre siècle », « vos idées mènent au chaos » avant qu’un autre mur de fédérés fasse tache dans la belle histoire des luttes sociales ?
[…] Vladimir : Il veut qu’on l’aide à se lever.
Estragon : Eh bien, aidons-le. Qu’est-ce qu’on attend ?
Ils aident Pozzo à se lever, s’écartent de lui. Il retombe.
Vladimir : Il faut le soutenir. (Même jeu). Pozzo reste debout entre les deux, pendu à leur cou. Il faut qu’il se réhabitue à la station debout. (A Pozzo). Ca va mieux ?
                                                                                                                                     Silence
Estragon : Peut-être qu’il voit clair dans l’avenir ? […]


POUR OU CONTRE RROSE SELAVY?

Au Moyen-âge, le carnaval permettait pendant un laps de temps très court de faire ce qui, habituellement, était interdit. Il permettait aussi de prétendre être quelqu’un d’autre. Un bouffon pouvant devenir roi ou le contraire. Le carnaval permettant ainsi d’asseoir le pouvoir de ceux qui, le reste du temps, ne le partageaient pas. En fait, on pourrait même se demander si les élections démocratiques ne sont pas directement inspirées de cette pratique moyenâgeuse : un carnaval, puis ensuite un bouffon ou un roi - on ne sait plus trop - et rien ne change.

Pour une raison qu’il m’est difficile d’expliquer, on est souvent pour ou contre ; sans réel discernement. On est contre la mayonnaise sur le gruyère dans un sandwich au pain de mie, mais on est pour le beurre salé étalé sur une baguette tiède accompagnant un bon camembert au lait cru. On est en général contre les poils disgracieux sous les aisselles féminines, mais on est pour la retouche Photoshop parce que le rêve est toujours mieux que la réalité. On est pour l’abattage industriel de bovins mais contre celui des ovins dépecés de manière halal (ou casher) avant leur grand saut dans l’au-delà gastronomique. A chacun sa polémique.

En ce qui me concerne, je suis contre la journée de la femme car cette mascarade dédiée au sexe faible est proche de la symbolique moyenâgeuse. On lui octroie une journée pour ne rien modifier les 364 autres jours de l’année.

L’accueil d’Alexandra dans la galerie Gagosian de Genève fut exceptionnel. Pour la dernière étape de mon périple elle m’offrit du champagne et je ne boudai pas mon plaisir d’en siroter plusieurs coupes. Après lui avoir remis la nouvelle destinée à Damien Hirst « A white spot on the dole » (malheureusement totalement fictionnelle) ainsi que le petit livre pour enfant «Put me in the zoo » (voir le blog « Panthère à pois ou papier calque ? »), nous discutâmes, avec le couple anglo-japonais qui terminait aussi son circuit ce jour là, d’art et de voyages. Au cours de notre discussion Alexandra nous tendit un très beau livre d’une artiste qui m’était inconnue, Cecily Brown. Je fus surpris par son travail de grande qualité (décidemment Larry Gagosian conjugue l’art des affaires avec goût). Son inspiration semblait provenir de combats féministes dont les hommes n’ont pas conscience lorsqu’ils n’expriment pas leur identité en termes de domination ou de journées commémoratives expiatrices.
Cecily Brown peint des scènes érotiques très suggestives aux couleurs presque menstruelles et des nus d’hommes à ranimer la libido de lecteurs de «Têtu» ou de lectrices de « Elle ». Comme Eros luttant contre Thanatos, son travail figuratif met en scène des attirances macabres et des pulsions de vie.

Toute surprise ou nouvelle émotion déclenchant chez moi une poussée de réflexion, je tentai de me placer dans une perspective féministe et, même si je pensai, a priori, plutôt à El Greco et à ses scènes de purgatoire où l’homme est réduit à l’état de chair et d’objet, je me souvins aussi du travail d’Orlan opposant « l’Origine de la Guerre » à « l’Origine du Monde » de Courbet. L’homme, pour Orlan, étant vecteur de guerre même si le sujet poilu de son tableau incite probablement plus la reproduction qu’à la guerre…

Découvrir qu’il pourrait y avoir un mouvement artistique féministe est, pour moi, aussi nouveau que de m’intéresser - d’abord par révolte, certes, puis par réel intérêt - à l’art contemporain. D’ailleurs, la lutte des femmes pour leur émancipation est tout aussi justifiée que les révoltes sociales quelles qu’elles soient, car rien n’est acquis sans combat. A cet égard, le tableau « Judith décapitant Holopherne » d’Artemisia m’est aussi aimable que la lecture du bulletin de santé de Maggy Thatcher officialisant enfin sa sénilité. Dommage que ses décisions politiques n’aient pas été diagnostiquées plus tôt comme une dégénérescence des neurones mais associée à un vent de libéralisme économique profitable pour le monde. On a vu...
Et n’en déplaise aux féministes et à Orlan, Maggy était bien une femme. Ce qui tendrait à prouver que la soif du pouvoir serait un moteur bien plus puissant que l’opposition supposée des sexes. L’émancipation de la femme serait-elle en fait une bataille pour partager le pouvoir ou rechercher l’égalité ?

A Genève, la plupart des œuvres exposées de Damien Hirst contenaient dans leur titre le vocable « household », ce qui se traduirait par « ménage » ou « famille ». Un ménage (masculin), une famille (féminin). Comme « household », les points n’ont pas de genre, leur dynamisme s’exprime parce qu’ils sont ensemble et ne s’opposent pas. Les chiennes de garde mènent sans doute un combat louable mais j’ai parfois l’impression que leur lutte est sexiste alors que leur « ennemi » n’est pas l’homme mais le système qui permet aux dominants (dont beaucoup de femmes) de renforcer leurs pouvoirs de domination.

Je suis contre la journée de la femme comme je serais contre celle de l’homme, si elle existait. Que cela soit dans l’art, souvent plus proche d’une réalité non modifiée par Photoshop ou dans une lutte émancipatrice, l’égalité ne doit pas être restreinte à 24 heures de présence médiatique ou le risque serait de les transformer en une journée parfaitement hypocrite. En un carnaval.

Egalité des sexes  O O O
Carnaval  O O O
Photoshop  O O O 
Art féministe  O O O 

Après ces quelques pensées désorganisées remontant en bulle à la surface de mon esprit, Alexandra me resservit une troisième coupe de champagne, et nous demanda de trouver un mot, une signature ou un message que Damien Hirst apposerait, avec sa signature, sur l’œuvre qu’il nous offrirait. Je choisis « Rrose Sélavy » (Eros c’est la vie), pseudo de Marcel Duchamp.

Petit à petit, au cours de mes pérégrinations socio-politico-artistiques, je m’étais rendu compte que j’étais devenu une sorte de  « ready made ». J’avais détourné un objet ordinaire (moi) en quelque chose qui se mouvait, réfléchissait et agissait de manière à ce que l’image du chômeur Rmiste s’estompe ou intrique parce qu’il ne correspond pas à la case qui lui est habituellement assignée. Duchamp rebaptisait un urinoir en fontaine et, par ce seul changement, l’objet devenait une œuvre d’art. Par ma seule volonté, je transformais un chômeur ayant fêté son 1000ème envoi de CV sans réponse en critique d’art, en voyageur, en romancier, en observateur, en écrivain, en humaniste, en chroniqueur.
Marcel Duchamp avait créé à New York une revue appelée « The blind man » dans laquelle il mélangeait d’un ton humoristique différents sujets comme la philosophie, la littérature ou l’art. A mon petit niveau, d’abord inconsciemment puis sciemment, je m’étais attaché à élargir le champ des sujets traités par le plasticien parce que l’Homme - sans distinction de sexe - est aveugle ; parce que les points de Damien Hirst sont des inscriptions en braille pour des aveugles qui voient en couleur.
Assis dans une rame de métro newyorkais, je m’étais morfondu en regardant les tombes blanches de l’anonymat et avait regretté que nous ne fûmes pas capables d’avoir des épitaphes plus originales: «Je vous l’avais bien dit que cela se terminerait mal», pour le pessimiste, «A bientôt» pour le pisse-froid ou «Vie éternelle au royaume des cieux»  pour l’indécrottable naïf. Duchamp choisit d’avoir pour épitaphe « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent ».

Si je devais économiquement et socialement disparaître, sort qui devrait être naturellement le mien, mon épitaphe serait « Ici gît un point blanc qui s’est battu jusqu’au bout ». Mais je bouge encore car je veux encore croire qu’Rrose Sélavy. Sans distinction de sexe, sans opposition, quelque soit sa couleur et au-delà d’une journée dans l’année. Ai-je tort ? Quel sera finalement mon sort ? Celui de tous les autres points blancs?

A WHITE SPOT ON THE DOLE

(or the fictional interview of an unemployed by Damien Hirst)
When we agreed to meet, I thought that a chemist’s would be a perfect place. Medicine cabinets on the walls, pills in closets and flasks on shelves are part of his world and seem to be a source of inspiration. Entering the shop in Fulham Road neighbouring the newsagents, I saw him there, emptying flasks and setting coloured pills on the counter. An Indian chemist was absent-mindedly looking at what this customer was doing. He had once bought several thousand litres of formaldehyde for an avant-garde piece of art with a shark. Playing with coloured pills was probably nothing else but a harmless rehearsal for a future large scale project in Tate Gallery.
In the background a radio was playing The Clash:
I'm all lost in the supermarket
I can no longer shop happily
I came here for that special offer
Guaranteed personality

(Lost In the Supermarket – The Clash)
“Hey!” said Damien when he realised I was there. “So you are the unemployed guy who travelled around for a print, aren’t you?”
I replied that receiving a print would certainly be a reward but this is not what had triggered my travelling.
“Why is that?” asked Damien.
“Well, I read about the “spot challenge” on the net some time ago. I don’t know how I came across the article while I was searching for a job, but after reading it I thought that you guys, wealthy people, don’t know what to do to maintain your fame and make even more money. I thought that the challenge was hollow and stupid. Then, a week or so later I was carpooling between Brussels and Paris and this young lady kept talking on her cell phone to her friends about female issues and she also mentioned - after receiving a piece of advice concerning a manicure and before forwarding the information to another friend - that her husband was doing the “spot challenge”. She said that was “cool” as someone who goes to buy a bottle of Cabernet at the local wine merchant. I was amused by the chit chat even though her concerns were far away from mine! She had not talked to me yet but when getting close to Paris she said “let’s socialise” and bending over the seat she asked me “and you, chauffeur, what do you like doing in life?” I do not have a really big ego but I was hurt because even though I have been jobless for a while now I used to be an international communications consultant, a chief editor of a newspaper and even an airline pilot. Making no money, being deemed as a chauffeur and having no hope of getting a job in a close future, depressed me.”
“All right” said Damien, “but what is the link with the spots?”
“I am coming to it” I replied. “Once in Paris, I went to the Gagosian gallery, being kind of jealous of people who can afford such a journey. While strolling in the main show room I was staring at one painting and I saw a white spot that was hardly perceivable but without which the whole painting would have been unbalanced. I thought that I am this white spot, the spot that nobody notices anymore, the no-value guy. I suddenly thought that I would do the world tour for this spot, for the sake of all the people being made redundant and who cannot play a game which is not made for them. I would do it because as African say: “We have no future, so let’s live the moment”.
“Waouh! But how could you afford the journey being unemployed? “, wondered Damien.
“Well, my wife is a flight attendant and even though tickets are not free, we have discount fees…”
I wasn't born so much as I fell out
Nobody seemed to notice me
We had a edge back home in the suburbs
Over which I never could see

I heard the people who lived on the ceiling
Scream an fight more scarily
Hearing that noise was my first ever feeling
That's all its been all around me
 (Lost In the Supermarket – The Clash)
Damien was nodding but was saying nothing as if he was listening the old tune that the radio was playing. I then explained that even though I firstly thought that the journey and the game were hollow, I wanted to turn it into an experience that I would share on a blog. I prefer blogs to tweets because I am not a tweeter guy. I am not a bird chirping on a branch but a barking dog - even if this dog is an underdog.
Damien was still playing with the pills on the counter and seemed to be lost in his thoughts. The Indian chemist had his elbow next to the emptied bottles and had his head resting in his hand. He looked as bored as someone who has been watching the same rehearsal since the opening of his shop.
“Do you like my work?” asked Damien abruptly.
I paused because I had my past and present feelings mixing up. “I used to think that you were a marketing product for wealthy people, a money maker” I firstly said. “But the more I travelled and tried to think about art in general, the more I thought that the initiative of the spot painting challenge was clever and a piece of art in itself. If you did it on purpose I even think that you are a genius”.
Damien touched the rim of his glasses probably because he wondered if he was a genius or not. Thinking he was - there is no shame to be a genius - he smiled and asked why I thought the spot challenge was a piece of art.
“Well” I simply started. I cleared my voice and resumed: “As I explained before I did this tour because I wanted to prove that white spots were certainly not spots to be neglected. I don’t know if I wanted to give a sense to my journey or if you really had a purpose in painting the spots but I like them very much now. To me, they are a great metaphor of life. The white spots and the bright ones all dance together and all create a move. I even realised that the most important of all, those you don’t see at first (the white spots) are the spots towards which all of them converge. In other words, coloured spots make lines, circles and are attracted by the white holes! The bright spots, just like in life exist because they are able to compare themselves to the discreet ones”.
The Indian chemist looked at me agape, yawned and probably thought in himself “another weirdo…” The radio was still playing The Clash. It seemed to be a special London Calling day.
C'mon Start all over again
(Wrong 'Em Boyo – The Clash)
Damien asked me to continue. He seemed interested in my vision of spots but nonetheless said “don’t you think that is farfetched? “.
I was surprised because the spots were his idea. However, I responded that in Los Angeles I had visited the gallery with a rare person who pointed to me a sentence on a metal plate written in Braille and said that we were actually blind because most of us can neither read nor interpret. “Damien your points are inscriptions in Braille for the blind that see in colour”.
Both the Indian chemist and Damien Hirst had a friendly smile on their faces because they understood what I meant. Rich or poor we all strive to survive or have a decent life. Storing thousands of art pieces is nothing else but a desperate attempt to give a meaning to one’s useless wealth. Accumulating paintings or money is simply a life drive which I can understand even though I think it is not the best way to make your life blissful.
‘You know”, I added, “I like your skull covered with diamonds. To me it is the metaphor of social, cultural and symbolic death of a stranger who, ironically, has a market value today but who was worthless when he passed away. This skull also reminded me of Hamlet evoking the court jester: “Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio; a fellow of infinite jest, of most excellent fancy”. Personally, I do not want to be a collector's skull in two centuries. For the love of God should not prevent the living to have a bit of empathy for their coeval.”
Damien nodded in agreement. The Indian chemist lit a stick of incense. We could have ended our short meeting at this stage but I decided to continue because I had more things to say.
I carried on: “I also wondered where your idea of spot paintings came from. When I was on my way to LA I made a stop in San Diego to visit Stacy who is my eldest friend and while we were talking about you, she mentioned the book “Put me in the zoo” by Robert Lopeshire. This is the story of a panther with spots of colour on the body. The panther wants to integrate the company of animals in a zoo but it is ejected by security guards who haven’t got the brains God gave a cat. The panther tries to convince two children that the coloured spots give it a multitude of talents. Showing them what it is able to do it hopes that it can also convince the zoo of its abilities. Children are seduced and suggest that the zoo is not for it but the circus is probably much more!”

This story is fabulous in many ways because it was written in 1960 and may well have been read by your mother and may have inspired your "spot paintings"! The bad boy, the agitator, may have sought his zoo before finding a circus? Like any talented proletarian suffering the weight of his class you may have sought to convince that the colour dots stigmatise but also make you special. The pea coat coloured panther may be the points which connect your first attempts of artistic expression. “
Damien narrowed his eyes, touched again the brown frames of his spectacles and laughed out loud. The chemist’s head slipped down his hand and wondered whether he had missed a joke. Damien neither denied nor confirmed my theory. He just resumed his activity of sorting the pills by colour and size. Without looking at me he asked whether I had other fanciful theories like this one.
I blushed because I am not an art critics and I don’t have the self confidence or the arrogance of some professional who don’t even try to understand the work and only follow curator’s tastes or the current trend. I like the quote of René Descartes I said: “If you would be a real seeker after truth, it is necessary that at least once in your life you doubt, as far as possible, all things.” After a pause I added: “The privilege of the working class is being able to doubt more than once… Questioning myself and calling upon various topics to comprehend the world in which I live has become a second nature. I should not be ashamed of blushing but it is hard to get rid of one’s social stigma when playing in a field which is not yours. “
“Do not think too much. Live the moment and act. This is the key to a true and positive behaviour said the philosopher Swami Prajnanpada” whispered the Indian chemist.
“I agree” I declared, “but living the moment and acting doesn’t prevent anyone from thinking. To me thinking is important to be free. Culture - art is a part of it - is only a tool and contemporary art like other forms of arts has got to be the buzzing mosquito in a conformist world. Even though I suspect many collectors enjoy contemporary art to balance their ultra traditionalist attitude in their every day lives”.
I had still in mind Damien’s question concerning my theories and without knowing whether he would appreciate this one more than the other, I continued:  “Actually, I have another fanciful theory. Doing the world tour chasing the coloured stamps, I realised that I am a sort of "ready made" inspired by Marcel Duchamp’s idea. Indeed, I turned an ordinary object; me, the worthless skull, and I moved, thought and acted so that the usual image of the unemployed person disappears. A urinal became a fountain. A jobless and penniless guy could become an art critic and reporter.” I continued: “As you know, collectors decide of the value of their purchases. The more expensive it becomes, the more it is inaccessible and the price increases because the number of privileged who can afford the work decreases. With the same logic, the number of unemployed increasing, the less you compensate them because their value decreases! Ideally every unemployed person should become a work of art and be bought or hired by a famous collector to increase his/her value! Mr Pinault maybe? Personally I would not mind living in the Palazzo Grassi in Venice!”.
The Indian chemist scratched his turban as if it had been a direct extension of his head. He turned up the volume of the radio:
If it's true that a rich man leads a sad life
N' that's what they from day to day
Then what do all the poor do with their lives?
Have nothing to say on judgment day?

I've been beat up, i've been thrown
Out but i'm not down, i'm not down
I've been shown up, but i've grown up
And i'm not down, i'm not down

On my own i faced a gang of jeering in strange streets
When my nerves were pumping and i
Fought my fear in, i did not run
I was not done

And i have lived that kind of day
When one of your sorrows will go away
It goes down and down and hit the floor
Down and down and down some more
Depression
But i know there'll be some way
When i can swing everything back my way
Like skyscrapers rising up
Floor by floor, I’m not giving up

So you rock around and think that
You're the toughest
In the world, the whole wide world
But you're streets away from where
It gets the roughest
You ain't been there
(I'm Not Down – The Clash)
For a long while nobody had said or scratched anything. Then Damien pouted and asked me if I were poor.
“That’s quite a complex issue” I replied. “But here is what I think. Our social class is defined by various sorts of capital: economic, social, symbolic and cultural. If you have all of them, you are probably in the upper class and if you have none, you are in the lower one. Of course they are intertwined. For instance, if you have no network, you have little chance to get a job and if you have no job your economic capital is probably low. What about talent? Well, talent is something that exists only if someone having influence in the field of your talent helps you to develop and become known. Let me tell you a story. When I was in London for the challenge and after I went to Davies Street, I sat in a pub. I like English pubs whose names are always inspired by countryside animals, religion or mythology: "the black swan and the raven," "the friar" or "The Mermaid & the singing sailor". I like the thick carpets, wood paneling and velvet seats. When I was eating a "fish and chips with peas", a Londoner with a strong Cockney accent invited himself to my table. His name was Damien. He was a house painter and, surprisingly, had on the face the same white spots that I had seen in Paris. But Damien had never heard of you. He was familiar with his paintbrush and his roller, which by dripping would freckle his white cheeks without any collector giving him - in his lifetime - a market value. Damien is poor more than I am because he is not even able to play with the symbolic capital which I tried to play with during my journey.”
“What are you going to do with the print? “, inquired Damien.
“I do hope that I will be able to keep it”, I responded. “Coloured spots became special to me because I tried to connect them with the real world. However, I may also have to sell it if I don’t get a job quickly. Travelling was a great experience and I should thank you for that”.
“You know Laurent” said Damien, “I like your panther theory. However, I think that the animals in the zoo inspired me more than the spots on the panther. I think that the way we treat animals in zoos are sometimes similar to the way we treat people in life. I wonder whether “put me in formaldehyde” wouldn’t have been a more adequate title for a book.
“I agree” said the Indian chemist, while he was yawning and putting back the coloured pills in their original flasks.

ROME ANTIQUE OU EN TOC ?

L’une des choses qui m’irrite le plus est sans conteste la dictature de l’expert.
L’expert se caractérise par la certitude de celui (ou de celle) qui a été placé(e) à un poste par un autre expert pour sa capacité supposée à effectuer une tâche mais qui, lorsqu’un  incident vient perturber son schéma mental, devient totalement incompétent(e). L’expert possède aussi la particularité de ne rien comprendre aux potentialités humaines parce qu’il est dépourvu de vision d’ensemble et de culture générale, celle qui permet d’innover, de réfléchir, de se projeter et non pas celle que l’on confond avec la connaissance encyclopédique valorisée dans les jeux télévisés.
Dans la vie réelle, les experts sont de plus en plus nombreux. On ne les remarque pas tout de suite parce que, malheureusement, à la différence des extra-terrestres qui sournoisement infiltrent toutes les couches de la société dans les blockbusters hollywoodiens, aucune musique angoissante n’accompagne leur apparition pour nous aider à les repérer. Pourtant, ils sont là, ils nous entourent, nous encerclent, nous étouffent.
Certes, il n’est pas aisé de croire que les hôtesses d’Alitalia, aux yeux de biches et aux sourires Colgate, sont des expertes mais pourtant il suffit de remarquer qu’elles aussi sont habillées de vert  pour s’en convaincre.
J’ai raté l’avion à destination de Genève, ma dernière étape du défi « spot paintings » à cause d’une accumulation d’expertises. Chacune des hôtesses a parfaitement fait son travail, dans la limite de ce qu’il lui était demandé, et aucune n’avait la moindre notion de ce que ses collègues faisaient. La Cicciolina de vert vêtue travaillant aux arrivées n’avait, par exemple, aucune idée de la manière dont il fallait lire la souche d’un billet d’avion puisqu’elle n’avait pas s’y intéresser. Les experts sont partout.
Mais pourquoi sont-ils de plus en plus nombreux ? Parce qu’ils se cooptent, parce qu’ils se comprennent et que le monde est médiocre. Halte aux experts économistes qui nous disaient il y a 20 ans qu’une société moderne est basée sur une économie de service et qui prônent maintenant le retour à l’industrie. Halte aux experts qui nous affirment qu’il n’est pas possible d’être à la fois manuel et intellectuel, littéraire et technique. Ce monde se meurt et les experts en sont les fossoyeurs.
Le touriste qui découvre Rome ne peut être qu’ébloui par cette ville dont les vestiges sont le lointain miroir d’un Empire disparu mais qui a néanmoins dominé le monde connu de l’époque. Alors que les peuplades du Nord, les Goths, Ostrogoths et Wisigoths n’étaient que de vulgaires barbares, Rome inventait les spectacles publics à grande échelle au sein de l’Amphithéâtre flavien, alias le Colisée.
Au cours de ma visite de la galerie romaine, je fus étourdi par l’impression de pulsation, de battement, de mouvement qui se dégageait des œuvres. Cela m’avait déjà frappé dans d’autres galeries mais je trouvais, qu’ici, ces pulsations étaient plus vivaces. Je compris soudainement d’où venait mon attirance pour les points blancs et pourquoi ils me semblaient particulièrement importants. Lorsqu’ils sont suffisamment nombreux le regard plonge vers les endroits où ils se trouvent et c’est vers eux que les autres points convergent en donnant une perception de mouvement, de révolution. Sans les points blancs, il n’y a pas de mobilité, pas de dynamisme, pas de vitalité. Sans ces points blancs, un tableau deviendrait statique. En fait, les points de couleur n’existeraient pas s’ils n’étaient pas mis en opposition avec les points clairs. Ils n’existent que parce qu’ils sucent la couleur des points blancs comme d’autres utilisent le labeur d’autrui pour s’enrichir.
Je ressortis de la galerie et me dirigeai vers la fontaine de Trevi où je pensais naïvement pouvoir faire partager ma découverte avec Sylvia et Marcello dont la quête était aussi floue que la mienne. Sylvia vêtue de blanc n’y était pas. Marcello non plus. Des groupes de touristes se faisaient photographier en rafale en compagnie de romains déguisés en gladiateurs qui, en échange, demandaient quelques pièces. Des japonaises rieuses tâtaient les muscles des faux combattants. Des américaines aux socquettes basses et aux hanches larges déambulaient parmi des français aux lèvres pincées. Des enfants léchaient goulûment des glaces crémeuses pendant que leurs parents prenaient frénétiquement des photos de la fontaine où Anita Ekberg prit sa douche. Des couples de romains endimanchés, les hommes aux cravates défaites enlaçant des femmes riant aux éclats passaient devant des paparazzis indiens. Devant moi, se jouait une version médiocre de « La Dolce Vita » mondialisée.
Plus loin, alors que la nuit tombait, des ecclésiastiques aux soutanes parfaites discutaient de je ne sais quel problème de casuistique en croisant des Mirmillon de pacotille revenant du Colisée. Tous ces mouvements, cette vie, ces destins, ces mondes disparus qui se croisent comme autant de points de suspension alignés sur une toile de Damien Hirst…

UN GROS POINT BLANC : LA GRECE

A minuit, les rues et ruelles du quartier d’Omonia, rendues luisantes par le jet d’eau de camions de nettoyage, recrachaient des grappes d’hommes au pas décidé qui disparaissaient tout aussitôt dans un passage, s’arrêtaient au milieu d’un boulevard pour discuter en faisant de grands moulinets avec les bras ou longeaient les murs d’artères jaunies par l’éclairage des lampadaires. Je croisai aussi des hommes seuls, méfiants, aspirant l’air d’un coup bref pour me signifier qu’ils vendaient de la majijuana.
J’aime bien les foules interlopes des villes portuaires et l’ambiance toute particulière du quartier me rendit curieux. Je m’arrêtai manger dans un café un pain fourré au fromage accompagné d’une bouteille d’eau. L’addition de 2 Euros me rapprocha de l’époque où se nourrir en monnaie locale dans une capitale européenne n’était pas encore devenu un luxe. Une vieille femme voulut me vendre des mouchoirs en papier, un jeune aux yeux sans éclat faisait le tour des tables avec des piles de journaux, un autre aspirateur à air tenta de me refourguer des herbes de provence. En fait, rien d’autre que des gens qui tentaient de survivre. Je sentis que ma curiosité virait au voyeurisme et après avoir laissé un large pourboire, je me levai pour rejoindre mon hôtel.
La rue où se situait mon hôtel était totalement déserte et, hormis quelques chats faméliques errants autour de poubelles vides, rien n’aurait pu indiquer qu’il existât une forme de vie derrière les rideaux tirés et les persiennes closes. Un réceptionniste serviable au sourire dévasté par des caries mal soignées et des dents manquantes m’indiqua l’étage de ma chambre. Cette dernière, aux meubles sans âge, sans identité, purement fonctionnels me donna l’impression de rentrer dans une cellule de caserne désaffectée. Je pensais que cette période d’hôtels miteux, de douches aux rideaux noircis par des centaines de locataires désargentés frottant des peaux exsudant la peine et le labeur, appartenait à mon passé d’étudiant. Apparemment je m’étais fourvoyé. M. Steinbeck, la famille Joad, a dorénavant pour patronyme Joadpoulos, Joadin, Joadini ou Joados et tous ont en eux les raisins de la colère.
L’envie me vint de recréer une présence amicale et j’allumai une petite télévision au tube cathodique poussiéreux accrochée au mur par une sorte de bras articulé. La forme un peu arrondie du poste me donna l’impression qu’un œil scrutait mes mouvements et que le bras dirigeait l’écran vers l’endroit où je me trouvais afin que je ne manque rien du grand barnum mondialisé : Syrie, Poutine, Iran, Israël, crise économique mais aussi, résultats de foot, train qui déraille en Argentine, âme désespérée d’une starlette à forte poitrine, interview d’un sportif a faible QI. Oyez, oyez braves gens! Ne ratez rien du spectacle que nous avons mis en scène car votre temps de cerveau a un prix qui nous intéresse ! Finalement, si j’étais resté assis dans le café, j’aurais été moins voyeur que je ne l’étais en zappant d’une chaîne à l’autre.
L’heure tardive me permit néanmoins de profiter d’un programme culturel - apparemment dans tous les pays du monde les « intellos » sont insomniaques, (à moins qu’il ne faille surtout pas réveiller les esprits à une heure de grande écoute) - qui parlait de sociologie et, surtout, qui diffusait un entretien accordé par Jean Baudrillard à un journaliste grec. Baudrillard expliquait que notre consommation n’était plus dictée par le besoin mais par la différenciation. Ainsi, le corps serait devenu un objet et serait une forme de support aux codes. De la même manière, l’utilité des meubles ne serait plus constituée par leur fonctionnalité mais par un ensemble de signes correspondant aux principes de la consommation de masse. Je jetai un œil sur les meubles m’entourant, et fut soudainement pris d’une nouvelle affection pour ces objets. De toute façon, une telle laideur ne pouvait les rendre que fonctionnels, pensai-je.
La galerie athénienne de Larry Gagosian était composée d’une entrée, de deux petites pièces et accueillait 7 œuvres. Je fus un peu surpris car j’avais l’impression de rentrer dans un appartement témoin. Je me souvins du reportage de la veille sur Baudrillard et esquissai un sourire qui, probablement, me fit passer pour Simplet découvrant sa maison nettoyée par Blanche Neige. Cette galerie était, à n’en pas douter, purement fonctionnelle et ne comportait aucun des signes d’une galerie traditionnelle. Il y avait bien un responsable de galerie, deux hôtesses et un gardien, tous rassemblés dans l’entrée ; mais hormis ces quelques points communs avec les autres galeries que j'avais visitées, la galerie athénienne avait une identité bien à elle : entre le bureau de vente d’une officine Century 21 et la salle d’attente d’un dermatologue passionné par des boutons de varicelles symétriquement peints sur une toile.
Ici, cependant, il manquait l’une des premières œuvres de Damien Hirst, celle exposée à New York, celle qui était de guingois posée au sol, dont les points de couleur irréguliers avaient coulé formant à leur périphérie une larme colorée. En faisant quelques pas en arrière, les points ressemblaient à des ballons de baudruche que des enfants auraient lâché dans un ciel laiteux. Cette œuvre aurait dû être exposée en Grèce : ses espoirs de progrès social s’envolent et on pleure pour elle.

PANTHERE A POIS OU PAPIER CALQUE ?

La Sibérie, vue d’en haut, sans le goulag et les températures à faire frémir toute bonne colonne de mercure, est magnifique. A travers mon hublot, des reflets rosés caressent des montagnes vierges et le soleil, aussi  rond et rouge que le pois solitaire de l’une des petites toiles de Davies Street à Londres, s’enfonce lentement vers l’Occident. Parfois, l’œil perçoit des points noirs au creux de dunes neigeuses.  A cette altitude, ces petites taches pourraient tout aussi bien être des bosquets inoffensifs que des silos d’ogives nucléaires formant des champs d’acné sur une peau d’adolescent pâlichon et buriné par des pustules. Que se passerait-il si l’autocrate de cette vaste étendue acnéique décidait, d’un pouce rageur, de presser sur le bouton qui enverrait s’écraser une ogive sur mon hublot comme le sébum d’un bulbe sur le miroir d’une salle de bain ?
Cette idée saugrenue me fit m’interroger sur la démarche créatrice, les associations d’idées conscientes ou inconscientes. Les images seraient-elles constituées de rhizomes de représentations, de concepts ou de marottes se formant depuis la plus tendre enfance ? D’où peut bien provenir cette obsession de Damien Hirst pour l’alignement de points de couleur sur des toiles ? A-t-il souffert d’affection cutanée post pubère ? Cela remonterait-il plus loin ?
Dans « Put me in the zoo » de Robert Lopeshire (http://www.youtube.com/watch?v=AnyZHYiZfWM), une panthère avec des taches de couleur sur le corps désire d’intégrer la troupe d’animaux d’un zoo mais en est éjectée par des gardiens au front bas. Elle tente alors de convaincre deux enfants que ses taches de couleur lui confèrent une multitude de talents et espère, en leur montrant ce qu’elle sait faire, qu’elle pourra aussi convaincre le zoo de ses aptitudes. Les enfants, séduits, lui suggèrent que le zoo n’est pas pour elle mais, qu’en revanche, le cirque l’est probablement beaucoup plus !
Cette histoire est fabuleuse à plusieurs égards car elle a été écrite en 1960 et peut très bien avoir été lue par la mère de Damien et lui avoir inspiré ses « spot paintings ». Damien, le mauvais garçon, le provocateur, aurait-il cherché son zoo avant de trouver un cirque ? Damien, comme tout prolétaire talentueux souffrant du poids de sa classe sociale aurait-il cherché à convaincre que les points de couleur sont à la fois ce qui stigmatise mais aussi le rend plus exceptionnel ? Les pois de couleur du pelage de la panthère seraient-ils des points qui relient Damien avec ses premières velléités d’expressions artistiques ?
Où se trouve donc le cirque du chômeur de longue durée ? Où se trouve le cirque de tous ces talents que j’ai rencontrés mais qui se frottent aux gardiens de zoo obtus, incompétents ou tout simplement d’un conservatisme pathétique? Si la créativité et la pensée peuvent fonctionner de manière rhizomique, qu’en est-il de ceux qui en sont dépourvus ou qui ont décidé que c’était inutile, dangereux, contre-productif, réservé aux classes sociales supérieures ? Les chômeurs en seraient-ils réduits à vivre dans un brouillard - forcément blanc – les rendant invisibles  et devant abandonner toute idée d’intégration au sein d’un cirque ou d’un zoo ?
Faute de réponse je m’endormis et fut réveillé par le toucher des roues sur le tarmac du sol chinois.
Il n’est a priori pas très aisé de se repérer à Hong-Kong. Les adresses se lisent de manière très mathématique à la fois en abscisse et en ordonnée. L’abscisse étant le numéro qu’occupe l’immeuble dans l’alignement d’une rue et l’ordonnée l’étage auquel le visiteur doit se rendre pour arriver à sa destination. Par exemple, la galerie Gagosian de Hong-Kong se trouve au numéro 12 en abscisse et 7F en ordonnée. Heureusement, entre 8 et 12 ans, j’étais fin stratège en bataille navale sur papier à petits carreaux et je me suis vite adapté à cette ruse locale.
Fort de cette observation géométrique on regarde l’espace différemment mais, aussi, les points de couleur de Damien Hirst ! D’ailleurs, en fixant certains tableaux, l’œil perd ses repères et voit des droites qui se croisent ou se chevauchent. On peut même y voir des courbes asymptotiques, comme une superbe métaphore des relations qui existent entre tous ces points, entre tous les êtres : ils se rapprochent, ils se touchent presque mais jamais ne se superposent.
A Hong-Kong, à chaque croisement, les feux tricolores font le bruit sec et rapide de petits tambourins comme autant de métronomes rythmant le pas du piéton traversant la chaussée. On peut machinalement suivre le diktat de ces feux et avoir une vie cadencée par cette musique rassurante et  ennuyeuse ou on peut prendre conscience de son existence, l’écouter de manière critique, amusée et proposer une vision beaucoup plus originale de son environnement.
A la recherche du sens que Damien Hirst a voulu donner à ses points, à la recherche d’un but à poursuivre dans une vie qui a perdu de son sens, je me sens piégé par un système dont le rythme ne me convient pas ; un peu comme l’artiste chinois Wang Du qui, parce qu’il n’agissait pas comme le parti l’avait imposé, fut embastillé. Ma manière peu académique de réfléchir, de coucher des idées normalement dissociées : voyage, réflexions personnelles, sens de l’art, marketing, économie, sociologie, psychologie, m’emprisonne alors qu’elle devrait me donner accès au monde.
En repartant de Hong-Kong pour aller à Athènes, j’ai plus de questions que de réponses. Je me sens encore plus blanc que le point de la galerie parisienne de Larry Gagosian. Encore plus proche du papier calque. Ni zoo, ni cirque mais le rayonnage d’une papeterie.

REFLEXIONS AU-DESSUS DU DETROIT DE BERING

Ingurgitant, entre deux siestes, à la fois le repas frugal de United Airlines et des séries TV ineptes défilant sur l’écran central d’un 747 un peu vieillot, mon esprit embrumé par le saute-mouton de fuseaux horaires, s’arrêta sur les images des bovins découpés en tranches ou plongés entiers dans le formol de Damien Hirst. Un plat de bœuf tiédi au micro-onde, arrosé d’un vin rouge âpre, accompagné d’images favorisant la momification cérébrale prématurée, peut amener à des associations d’idées insolites.
Que penser de « ça », me dis-je? Exposer, valoriser, vendre et acheter l’abominable est sans doute une façon d’exorciser ses démons et de faire face à son inconscient. En créant des œuvres monstrueuses d’animaux découpés en rondelles, Damien Hirst n’exprime peut-être rien d’autre qu’un désir ardent de vivre, qu’il a aussi exprimée en se gaussant de la mort lorsqu’il a couvert de diamants le crâne d’un anonyme.
Lorsque j’ai appris que le petit nom de Larry Gagosian dans le milieu de l’art est « le requin », cela m’a amusé. Charles Saatchi aurait même dit qu’il entendait la musique des « Dents de la mer » à chaque fois qu’il le rencontrait. Finalement, je me demande si le requin dans le formol de Damien Hirst ne serait pas un clin d’œil particulièrement osé - s’il est conscient - à la blague de son ancien mentor ou particulièrement révélateur - s’il est inconscient - de l’ambiance qui règne au sein de ce milieu. L’art permet, métaphoriquement, d’exprimer ses sentiments mais dévoile aussi!
Malgré tout, mâchonnant mon morceau de viande bouilli, la conceptualité de bovins aux corps superbement tronçonnés et plongés dans une solution aqueuse m’échappait toujours…  Peut-être cela serait-il plus clair pour un végétarien ? « La viande saucissonnée dans un aquarium, oui, dans mon assiette non ! », « Le steak agent de dénonciation du mal-être animal, oui, de la malnutrition des pays pauvres, non ! ».
En renversant mon café dans une zone de CAT (Clear Air Turbulence : ça c’est pour crâner un peu et glisser une petite connaissance aéro…) je me souvins d’avoir lu un jour que l’argent accumulé n’était en rien un signe de richesse mais uniquement d’opulence. La richesse intérieure peut donc être bien plus importante que l’opulence ; même si elle satisfait peu les besoins naturels... Parfois - souvent - certaines personnes n’ont ni l’une ni l’autre et vivent dans un désert aride où les pensées (si elles existent) sont comme autant de buissons poussés par un vent capricieux dans le sable chaud d’un western spaghetti.
Le désir de possession, pathologique, des opulents ne serait, en définitive, rien d’autre qu’une pulsion de vie exacerbée. Quelle vanité de vouloir dresser un temple à sa gloire pour que l’éternité se souvienne (peut-être) de son nom. L’Histoire se souvient des actes et non pas du nombre d’œuvres accumulées dans les hangars de zones franches ou de musées privés. Cependant, je veux bien concéder que les cimetières aperçus sur les lignes L et Z du métro New-yorkais, composés d’alignements de tombes au marbre laiteux, n’ont pas grand intérêt et qu’il est plus gratifiant pour des descendants de baptiser le nom d’une rue ou d’un musée à la gloire de son aïeul que d’avoir son patronyme collé à un épitaphe ennuyeux inscrit sur un rectangle blanc planté dans une pelouse défraîchie. Dans les cimetières ou en peinture, je me demande si l’anonymat ne serait pas blanc. Quant aux épitaphes, un peu de créativité que diable ! «Je vous l’avais bien dit que cela se terminerait mal», pour le pessimiste, «A bientôt» pour le pisse-froid ou «Vie éternelle au royaume des cieux»  pour l’indécrottable naïf.
Le quartier huppé de La Jolla, près de San Diego, également fréquenté par des phoques bruyants, est l’un des plus opulents de Californie. A La Jolla, comme  dans beaucoup d’autres quartiers de villes où les ultra riches aiment copuler, le prix de la matière première (bois, peinture, etc.) est bien inférieur au prix final qui n’est pas, si on y réfléchit un peu, celui du vendeur mais celui de l’acheteur. Si ce dernier est prêt à payer une fortune un code postal, pourquoi le vendeur devrait-il baisser son prix ? C’est ensuite le rôle des agences immobilières d’influencer le marché en matraquant les hebdomadaires d’études plus ou moins pertinentes pour que les acheteurs soient toujours prêts à payer plus (« Quelles sont les meilleurs villes pour investir? », « La pierre, meilleur placement boursier »,  etc).
La cote d’un artiste fonctionne sur le même principe capitaliste : on achète à la baisse, on vend à la hausse, on promeut tel tendance, tel artiste et surtout on donne de la valeur afin que les dominés n’aient pas accès à ce marché pour ne pas le dévaloriser. La valeur d’un artiste ne serait donc pas définie uniquement par son talent mais aussi par des intérêts qui échappent aux êtres obtus que sont les chômeurs, les sans emplois, les grecs, les factotums divers et variés, bref les pauvres. L’art, l’immobilier, la finance, tout cela ne serait-il que purement spéculatif ?
Bon, je ne suis pas spécialiste, j’écoute, j’observe (ça coûte pas cher et un type au RSA ne peut pas bien faire grand-chose d’autre…), mais quand même ! Avant d’être ce qu’ils sont, Jeff Koons était trader, Charles Saatchi publicitaire et Larry Gagosian a fait fortune dans l’immobilier…