UN GROS POINT BLANC : LA GRECE

A minuit, les rues et ruelles du quartier d’Omonia, rendues luisantes par le jet d’eau de camions de nettoyage, recrachaient des grappes d’hommes au pas décidé qui disparaissaient tout aussitôt dans un passage, s’arrêtaient au milieu d’un boulevard pour discuter en faisant de grands moulinets avec les bras ou longeaient les murs d’artères jaunies par l’éclairage des lampadaires. Je croisai aussi des hommes seuls, méfiants, aspirant l’air d’un coup bref pour me signifier qu’ils vendaient de la majijuana.
J’aime bien les foules interlopes des villes portuaires et l’ambiance toute particulière du quartier me rendit curieux. Je m’arrêtai manger dans un café un pain fourré au fromage accompagné d’une bouteille d’eau. L’addition de 2 Euros me rapprocha de l’époque où se nourrir en monnaie locale dans une capitale européenne n’était pas encore devenu un luxe. Une vieille femme voulut me vendre des mouchoirs en papier, un jeune aux yeux sans éclat faisait le tour des tables avec des piles de journaux, un autre aspirateur à air tenta de me refourguer des herbes de provence. En fait, rien d’autre que des gens qui tentaient de survivre. Je sentis que ma curiosité virait au voyeurisme et après avoir laissé un large pourboire, je me levai pour rejoindre mon hôtel.
La rue où se situait mon hôtel était totalement déserte et, hormis quelques chats faméliques errants autour de poubelles vides, rien n’aurait pu indiquer qu’il existât une forme de vie derrière les rideaux tirés et les persiennes closes. Un réceptionniste serviable au sourire dévasté par des caries mal soignées et des dents manquantes m’indiqua l’étage de ma chambre. Cette dernière, aux meubles sans âge, sans identité, purement fonctionnels me donna l’impression de rentrer dans une cellule de caserne désaffectée. Je pensais que cette période d’hôtels miteux, de douches aux rideaux noircis par des centaines de locataires désargentés frottant des peaux exsudant la peine et le labeur, appartenait à mon passé d’étudiant. Apparemment je m’étais fourvoyé. M. Steinbeck, la famille Joad, a dorénavant pour patronyme Joadpoulos, Joadin, Joadini ou Joados et tous ont en eux les raisins de la colère.
L’envie me vint de recréer une présence amicale et j’allumai une petite télévision au tube cathodique poussiéreux accrochée au mur par une sorte de bras articulé. La forme un peu arrondie du poste me donna l’impression qu’un œil scrutait mes mouvements et que le bras dirigeait l’écran vers l’endroit où je me trouvais afin que je ne manque rien du grand barnum mondialisé : Syrie, Poutine, Iran, Israël, crise économique mais aussi, résultats de foot, train qui déraille en Argentine, âme désespérée d’une starlette à forte poitrine, interview d’un sportif a faible QI. Oyez, oyez braves gens! Ne ratez rien du spectacle que nous avons mis en scène car votre temps de cerveau a un prix qui nous intéresse ! Finalement, si j’étais resté assis dans le café, j’aurais été moins voyeur que je ne l’étais en zappant d’une chaîne à l’autre.
L’heure tardive me permit néanmoins de profiter d’un programme culturel - apparemment dans tous les pays du monde les « intellos » sont insomniaques, (à moins qu’il ne faille surtout pas réveiller les esprits à une heure de grande écoute) - qui parlait de sociologie et, surtout, qui diffusait un entretien accordé par Jean Baudrillard à un journaliste grec. Baudrillard expliquait que notre consommation n’était plus dictée par le besoin mais par la différenciation. Ainsi, le corps serait devenu un objet et serait une forme de support aux codes. De la même manière, l’utilité des meubles ne serait plus constituée par leur fonctionnalité mais par un ensemble de signes correspondant aux principes de la consommation de masse. Je jetai un œil sur les meubles m’entourant, et fut soudainement pris d’une nouvelle affection pour ces objets. De toute façon, une telle laideur ne pouvait les rendre que fonctionnels, pensai-je.
La galerie athénienne de Larry Gagosian était composée d’une entrée, de deux petites pièces et accueillait 7 œuvres. Je fus un peu surpris car j’avais l’impression de rentrer dans un appartement témoin. Je me souvins du reportage de la veille sur Baudrillard et esquissai un sourire qui, probablement, me fit passer pour Simplet découvrant sa maison nettoyée par Blanche Neige. Cette galerie était, à n’en pas douter, purement fonctionnelle et ne comportait aucun des signes d’une galerie traditionnelle. Il y avait bien un responsable de galerie, deux hôtesses et un gardien, tous rassemblés dans l’entrée ; mais hormis ces quelques points communs avec les autres galeries que j'avais visitées, la galerie athénienne avait une identité bien à elle : entre le bureau de vente d’une officine Century 21 et la salle d’attente d’un dermatologue passionné par des boutons de varicelles symétriquement peints sur une toile.
Ici, cependant, il manquait l’une des premières œuvres de Damien Hirst, celle exposée à New York, celle qui était de guingois posée au sol, dont les points de couleur irréguliers avaient coulé formant à leur périphérie une larme colorée. En faisant quelques pas en arrière, les points ressemblaient à des ballons de baudruche que des enfants auraient lâché dans un ciel laiteux. Cette œuvre aurait dû être exposée en Grèce : ses espoirs de progrès social s’envolent et on pleure pour elle.

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