REVOLTE DU POINT BLANC QUI ATTEND

Avant d’être chômeur, je n’avais qu’une vague idée de ce qui occupe l’esprit d’un fainéant, d’un parasite, d’un profiteur gagnant 460 euros par mois. Peut-être passait-il son temps à noyer sa félicité dans un ballon de picrate, à jouer aux cartes avec des alcooliques aux dents jaunies par des cigarettes ? Ou peut-être déléguait-il son bonheur à une entité supérieure et priait-il dans un lieu de culte dédié à l’espoir ? Les chômeurs ne formant pas un groupe homogène, il est facile de les vilipender. En revanche, tout chômeur, qu’il soit parasite ou pas, attend…. attend… attend… qu’un recruteur enthousiaste et qualifié l’appelle, attend que Pôle Emploi le convoque pour un atelier qui l’occupera quelques heures et qui entretiendront ses illusions, attend que la chance lui sourit. L’attente est mère de l’espoir mais aussi belle-mère du doute, sœur de l’angoisse, jumelle de la déprime ou, pour respecter la parité d’adjectifs féminins et masculins, frère du désespoir, beau-père du découragement, frère de l’abattement et jumeau de l’accablement.
Ma mère me répète que je dois croire en elle. Mais pour le moment, faute de mieux, j’attends l’œuvre de Damien Hirst pendant que mon frère me chuchote à l’oreille.
[…] Estragon : Allons-nous-en
Vladimir : Où ? (un temps). Ce soir on couchera peut-être chez lui, au chaud, au sec, le ventre plein, sur la paille. Ca vaut la peine qu’on attende. Non ? […]
                                                                                                                                En attendant Godot- Samuel Beckett
L’attente est un abysse auquel tout dominé s’habitue, un habitus aurait dit Bourdieu qui l’empêche de s’extraire de sa condition. Systématiquement perdre au jeu social s’ancre dans une normalité. Gagner serait une incongruité. Une barrière presque infranchissable sépare ceux qui pensent que le chômeur est forcément un assisté, alcoolique battant sa femme par dépit, ses enfants par colère et son chien par plaisir et ceux qui vivent la réalité d’une recherche d’emploi infructueuse. Il est dit que le sort des chômeurs dépressifs, ici, est bien plus enviable qu’il ne l’est là-bas. Certes, mais pourquoi ne pas les délocaliser là-bas où leur allocation leur permettrait de survivre parmi des indigents épanouis en attendant de pouvoir travailler ici ? Et pourquoi ne pas délocaliser la main-d’œuvre de là-bas, ici, après s’être débarrassés des assistés, d’ici, et que ces derniers puissent confronter leur paupérisation de riches avec celles des miséreux de là-bas jaloux de ne pas être déprimés ici ? Comparer le sort des dominés vivant sur des continents différents est intellectuellement une gageure ! Et pourquoi ne pas délocaliser les opulents patrons du CAC 40 ainsi que les financiers parasites, là-bas, sur des îles paradisiaques, où ils noieraient leur béatitude dans des cocktails servis dans des verres de cristal afin que les parasites, d’ici et de là-bas, puissent entreprendre, créer, penser, agir sans subir le poids de leur pouvoir, de leur égoïsme et de leur impéritie ?
[…] Estragon : Je me demande si on est liés. [..] Pieds et poings.
Vladimir : Mais à qui ? Par qui ?
Estragon : A ton bonhomme
Vladimir : A Godot ? Liés à Godot ? Quelle idée ? Jamais de la vie ! […]
Le philosophe américain John Rawls déclarait que « la justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée ».
[…] Entrent Pozzo et Lucky. Celui-là dirige celui-ci au moyen d’une corde passée autour du cou. […]
Il n’est pas forcément choquant que certaines personnes soient très riches et d’autres très pauvres mais ce qui l’est, en revanche, c’est que la richesse des uns profitent au luxe des autres alors que, pour Rawls, la justice consisterait à ce que les défavorisés de la société bénéficient aussi, par capillarité, des largesses des riches.
[…] Estragon : Monsieur… pardon, monsieur…
Lucky ne réagit pas. Pozzo fait claquer son fouet. Lucky relève la tête.
Pozzo : On te parle, porc. Réponds. (A Estragon) Allez-y. […]
La Révolution française a permis au Tiers Etat d’émerger (en fait principalement des bourgeois…) mais qu’en est-il du Quart Etat, celui du quart monde, des exclus, des points blancs ? N’est-il pas temps qu’ils soient représentés ?
[…] Pozzo : En réalité il porte comme un porc. Ce n’est pas son métier.
Vladimir : Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo : il se figure qu’en le voyant infatigable je vais regretter ma décision. Tel est son misérable calcul. Comme si j’étais à court d’hommes de peine ! [..]
Vladimir : Vous voulez vous en débarrasser ?
Pozzo : Remarquez que j’aurais pu être à sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s’y était pas opposé. A chacun don dû. […]
Remuer, gesticuler, résister afin de ne pas sombrer, comme j’ai tenté de le faire lors de mon périple, est un combat aussi inégal que celui d’une mouche se débattant au creux de la main d’un ogre. Sans réseau, sans entregent et sans argent, je n’ai aucune chance de m’en sortir. Ne pas sombrer car la défaite mène à la dépression, au désespoir et à l’abandon. Ma flexibilité intellectuelle, mon esprit d’initiative et mon goût pour la réflexion devraient être un atout ! « Messire, certes, au Siècle des Lumières vos prédispositions auraient rencontrées quelque intérêt, mais le monde qui est vôtre est médiocre ! Pauvre hère que vous êtes. La flamme des Lumières n’éclaire plus que quelques illuminés tels que vous et des humanistes cacochymes !».
Pour exister il faut tweeter et faire du buzz. Gazouiller et bourdonner. Destins d’insectes aux activités vaines mais qui font écho à la superficialité générale.
[…] Bruit d’insecte ou de vélomoteur lointain
Deux : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un : C’est les moustiques
Deux : Les moustiques ?
Un : Oui. J’ai organisé une course de moustiques sur la Seine, cet après-midi, pour faire parler de moi. […]
                                                                                                                    Mariages dans Les diablogues – Roland Dubillard
L’attente, telle que je la vis est chargée d’interrogations et de convictions. Je n’ai aucune idée de ce que l’avenir me réserve et je suis pourtant convaincu que ma résistance au défaitisme mènera à une victoire. Probablement à la Pyrrhus, mais une victoire quand même. Cette opposition entre mes questionnements, source d’angoisse, et mon impatience à gagner la bataille, me pèse et je l’évacue dans l’action et l’initiative. Cependant, je suis également conscient que l’hyper activité qui en découle, comme l’explique le psychiatre Boris Cyrulnik, est un signe de révolte ou d’extrême fragilité et non pas l’expression d’une force. Ou, comme le dit le psychologue Pierre Janet : « Des forces inemployés subsistent auxquelles il faut une dérivation ; cette dérivation se trouve dans l’émotion et les agitations ».
[…] Estragon : On trouve toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l’impression d’exister ? […]
                                                                                                                                             En attendant Godot- Samuel Beckett
Le chômeur tente, par différents artifices, de refouler sa peur et à la rendre inopérante afin de continuer à se projeter dans un futur fantasmé car, sinon, elle rendrait le présent de plus en plus insupportable, attirerait vers le néant les relations sociales, familiales et intellectuelles. L’attente, constituée d’une forme de rien attire imperceptiblement le chômeur vers un vide sidéral. Un point blanc englouti par le trou noir de la dépression. Un poids blanc pour la société, ses proches et lui-même. Les espoirs déçus sont parfois pires que l’attente vaine car un nouvel état d’incertitude - brouillard épais empêchant tout repère extérieur et toute action sereine – est vécu comme un nouvel uppercut après le gong d’un nouveau round perdu .
En revanche, la fin d’une attente clôturait un segment de temps improductif et briserait une spirale néfaste.
L’œuvre de Damien Hirst que j’attends comportera-t-elle un point blanc ? Y aura-t-il des points aux couleurs criardes qui rendront fatalement la présence du pois blanc anonyme, du poids blanc inutile ? Arriverai-je à éviter le trou noir ? Arriverai-je encore longtemps à sautiller d’un sujet d’attente à un autre, comme un insecte dont les ailes auraient été rognées ?
[…] Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça
Vladimir : On dit ça
Estragon : Si on se quittait ? Ca irait peut-être mieux
Vladimir : On se pendra demain (un temps). A moins que Godot ne vienne.
Estragon : Et s’il vient ?
Vladimir : Nous serons sauvés. […]
A Paris, à l’angle du Boulevard Raspail et de la rue de Sèvres se trouve une plaque commémorative blanche à la mémoire d’un anonyme - l’anonymat est blanc comme je le notais dans « réflexions au-dessus du détroit de Béring ». Sur cette plaque il est inscrit qu’«Ici est tombé pour la France un FFI inconnu le 21 août 1944». Je suis resté un moment à l’angle des deux artères afin d’observer les piétons passant devant le petit morceau de marbre. Aucun ne s’est arrêté. Aucun n’a levé les yeux pour regarder le mur contre lequel cet inconnu avait été fauché par les balles de l’occupant ou de la milice ; la plaque ne le mentionne pas. Juste à côté de cette dernière se trouve l’entrée d’une succursale de la Banque de France dans laquelle plusieurs personnes se sont engouffrées ou en sont ressorties, le pas rapide, les yeux toujours rivés sur la pointe de leurs chaussures. Le FFI, mort pour la France aurait peut-être eu un rire cynique si, lors de son dernier souffle, il avait appris que son sang sécherait sur les murs d’une institution financière gérée par des modèles mathématiques et les collaborateurs de financiers jouant avec de l’argent ne leur appartenant pas. Jouer dans un univers virtuel, pour s’offrir le Cri de Munch, les économies de ceux qui se saignent pour survivre dans le monde réel, ne peut qu’engendrer un mouvement de résistance. Elle s’organise, mais il est encore difficile d’émettre un désaccord sans être rangé dans la catégorie des communistes staliniens ; car il va de soi que les idées marxistes sont beaucoup plus létales que les actions des juntes militaires défendant, officiellement, la sécurité d’une nation et, officieusement, les privilèges de ceux qui les détiennent. Décompte macabre mettant dos à dos la même folie de puissance de quelques uns et rendant soudainement grotesque le travail de conscientisation d’intellectuels aux cheveux courts portant des chemises de couleurs variées parce qu’avoir les cheveux longs et porter déboutonnée une chemise immaculée, légèrement ouverte pour laisser entrevoir le bronzage du baroudeur, est un packaging déjà utilisé par un autre sur différents sites de conflits. Construire une marque est un métier…
Combien de résistants anonymes devront-ils sacrifier leur vie, ou se résoudre à ne pas en avoir, pour dénoncer des idéologies iniques ? Combien d’utopistes devront-ils accepter d’être raillés par une élite politique à la solde des marchés et par leurs perroquets incultes qui boivent leurs paroles « vos idées sont celles d’un autre siècle », « vos idées mènent au chaos » avant qu’un autre mur de fédérés fasse tache dans la belle histoire des luttes sociales ?
[…] Vladimir : Il veut qu’on l’aide à se lever.
Estragon : Eh bien, aidons-le. Qu’est-ce qu’on attend ?
Ils aident Pozzo à se lever, s’écartent de lui. Il retombe.
Vladimir : Il faut le soutenir. (Même jeu). Pozzo reste debout entre les deux, pendu à leur cou. Il faut qu’il se réhabitue à la station debout. (A Pozzo). Ca va mieux ?
                                                                                                                                     Silence
Estragon : Peut-être qu’il voit clair dans l’avenir ? […]


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