TOTUS MUNDUS AGIT HISTRIONEM


A quelques battements d’ailes de pigeon de la galerie parisienne de Larry Gagosian  se trouve une grande artère au nom mythologico-bucolique borné à l’Ouest par un monument dit de Triomphe. Sous ce dernier, un soldat tombé pour la patrie y a été inhumé - mais quelle est donc cette manie de célébrer les morts et de leur donner plus de valeur lorsqu'ils ne sont plus?! Quelle félicité posthume pour cet anonyme, ce point blanc, de rayonner et de constituer le centre de 12 avenues se référant, pour la plupart, à des batailles ou à ceux qui les ont menées. Peut-être rit-il du cirque qui entoure sa dépouille ou regrette-t-il que sa valeur symbolique, aujourd’hui, soit supérieure à celle qu’il avait dans les tranchées de la « Grande Guerre ». Dans l’au-delà, camarade anonyme de Yorick, du crâne serti de diamants de Damien Hirst.

A l’Est, l’avenue se termine par un obélisque dont le socle d’origine a été relégué dans les réserves du Louvre par les autorités de Louis-Philippe parce qu’il était jugé indécent. En effet, des babouins adorant le soleil levant exhibaient des attributs reproducteurs trop ostentatoires. Il est vrai que l’obélisque étant déjà quelque peu phallique, on peut comprendre que la monarchie de juillet, probablement peu sensible à la symbolique architecturo-sexuelle, ne désirait pas particulièrement que le bon peuple - qu’elle méprisait - rigole sous cape et se gausse de cet artifice tatoué de hiéroglyphes abscons soutenu par des primates à la moralité douteuse. Peut-être la monarchie craignait-elle aussi que des singes donnassent des idées salaces aux ouvriers qui vivaient souvent dans le délit moral du concubinage? Ou peut-être regrettaient-ils de devoir refouler leurs désirs primaires par bienséance ? Être jaloux d’ouvriers et de babouins pour des bourgeois monarchistes, ne manque pas de sel ! Sans doute eut-il été plus judicieux de disposer des exemplaires du Cantique des Cantiques sur les prie-Dieu pour qu’ils s’en inspirassent…  

L’idée qu’une caste de dévots et de grenouilles de bénitier habituellement se signant et croassant à la vue d’indigents pouilleux s’offusque qu’un socle de primates indécents supporte un artifice vertical qu’Act Up coifferait plus tard d’un préservatif et Chirac d’un prépuce en or, non seulement m’amuse mais me réjouit si j’imagine, en plus, les mêmes pieux paroissiens découvrant, du Palais des Tuileries, la perspective du phallus pénétrant l’entre jambe impudique d’une grosse arche napoléonienne à la gloire de batailles passées. L’interprétation symbolique est, certes scabreuse, je le confesse sans même me signer, mais je ne peux m’empêcher de rire jaune en me projetant 200 ans en arrière, en me mettant à la place des pauvres lorsqu’ils découvrirent, du même endroit, là où s’était déroulé la Convention de 1793, la même perspective... La vaseline existait-elle à l’époque ? 

Sur cette même artère, des légionnaires, une fois par an, psalmodient des berceuses fraternelles et poétiques « Contre les Viêt, contre l’ennemi » ou « Tiens, voilà du boudin », un canari éphèbe en jambière de cycliste, une fois tous les 12 mois, pédale aussi fort qu’il exsude la transpiration dissimulant les effluves que dégagent les jeunes femmes du Golfe et, aussi, celles de potions magiques lui permettant de rouler à toute bringue vers une hôtesse lui claquant la bise. Il serait plus drôle si les légionnaires chantaient « Ah ! voilà des hôtesses » - ce qui serait aussi plus proche de ce dont ils rêvent - et si des sportifs faisaient la bise à des boudins car l’une des particularités de cette artère est le panachage des genres.
Quelques magasins se voulant de luxe parce qu’ils sont « sur les Champs » jouxtent des sandwicheries dont la saveur devient exquise grâce à leur emplacement au Nirvana du commerce (le Big Mac devenant « pain moelleux à la farine naturelle avec son bœuf de campagne saisi à point accompagné de sa verdure saisonnière, d’une sauce aigre-douce à la couleur coquelicot et d’une lamelle de fromage à l’épaisseur épurée d’un carré de Malevitch), des rappeurs de banlieue amusent les promeneurs et les touristes, des donzelles du Golfe ripolinées par Sephora ignorent d’autres femmes du Golfe aux formes et aux visages dissimulés comme si elles - ou leurs maîtres à penser - craignaient que la simple vue d’une femme suscite le regard concupiscent et les œillades énamourées d’un asiatique alors que ce dernier a l’esprit occupé par le galbe engageant de valises Vuitton. 
Les Champs Elysées est une artère interlope où les pauvres, les touristes, les banlieusards, les beaufs, les frimeurs et les opulents se côtoient, se promènent, se jalousent et s’ignorent. 

Les cinémas proposent Spiderman en 3D et Batman. Le nom des super héros se termine toujours par « Man ». Peut-être en suis-je un pour le fumeur en manque qui m’a abordé dans la rue : « T’as pas une cigarette man ? Ou 2 euros ? » Je lui donne 1 euro.
« Merci man ! » Je le toisai et ne répondis pas car un héros est avare de paroles pour entretenir le mystère.
Les liens logiques entre une cigarette et la somme fixe d’une aumône, m’échappent un peu… Une cigarette ou 2 euros… Pourquoi pas, « t’aurais pas un sandwich ou 50 euros ? », « t’aurais pas un ticket restaurant ou les clefs de chez toi ? », voire même, « t’aurais pas une copine ou tu me passes ta meuf ? ». Ne pas répondre car un héros, man, ne satisfait pas aux requêtes débiles et n’intervient que lorsque le monde est en danger. 

Dans une rue perpendiculaire, pour le prix modique de 80 €, deux Lamborghini sont en location 10 minutes, En d’autres termes, si vous êtes frimeur mais sans le sou vous pouvez vous offrir 10 minutes de rêve en espérant que le bruit sourd du pot d’échappement sera suffisamment audible pour faire rêver une jeune fille qui aurait cru que vous fissiez partie de la caste des opulents. Je m’imaginai le « pitch » basé sur ce malentendu : vous avez 10 minutes pour séduire une passante dans votre bolide. Go partez !

Vous vous asseyez dans le siège baquet et démarrez. Le moteur vrombit et les 10 minutes commencent. 

Pas de bol, le feu est rouge à 2 mètres de votre point de départ où le fanion « louez une Lamborghini pour 80 € » flotte au vent. Ça passe au vert. Vous calez et vous passez pour un con. De toute façon louer une voiture 10 minutes, il faut l’être alors… Mais vous n’avez pas conscience de l’être sinon, vous ne l’auriez pas louée ou alors vous aimez les rôles de composition et, dans ce cas, il ne faudra pas vous étonner d’être l’objet de railleries. 

Engoncé au fond du siège de votre bolide, vous voyez deux personnes âgées se tenant la main, assises sur un banc. Vous pensez, que c’est charmant jusqu’à ce qu’elles s’embrassent et vous vous dites que ce n’est pas glamour. Sans doute, mais l’est-ce lorsque deux ados mâchonnent des gommes à sucre rapide en écoutant Justin Bieber (ou tout autre décérébrée d’un sexe différent) et s’embrassent comme deux escargots baveux glissant sur une feuille de laitue?  Les seniors ont aussi droit à l’amour mais, si je peux me permettre une idée de marketeur, je suggérerais de leur vendre des chewing-gums au goût vermicelle, ou à la soupe de légumes pour qu’ils puissent ruminer autre chose que des regrets. 

Vous avez enfin passé la seconde et vous êtes au niveau de l’Etoile car vous avez évité de prendre le tunnel menant à Porte Maillot – ce qui aurait été idiot puisque vous avez loué la voiture pour être vu, non ? – et vous pensez descendre Avenue Wagram avant de restituer la voiture. Un tour de pâté de maison et hop, fini le bling bling.
Cela fait 4 minutes 12 que vous roulez en seconde et vous n’avez pas encore de numéro de téléphone ou de rendez-vous pour l’après 10 minutes. Le problème est que le volant est à gauche et le trottoir à droite et que cela vous oblige à conduire avec le corps à 45° vers la portière passager pour tenter de parler aux passantes. Ce n’est pas naturel et ça fait un peu mal au bras car l’accélération entre deux feux tricolores est un peu plus violente que celle à laquelle vous êtes habitué au volant de votre Clio jantes alu, spoiler et becquet aux flammes « Starky et Hutch ». 

 « Hey, mam-ze’lle, mam-ze’lle ! T’as une minute ? ». Le style aède du 9-3 fait choux blanc et semble être aussi efficace que d’avoir des flatulences et des renvois gastriques lors du premier rendez-vous galant.
« Bonjour, mademoiselle. Sauriez-vous où se situe le Buddha bar ? ». « Sorry, I don’t speak French ». « Heu, elo, you no Budabar ? ». « Sorry, I don’t speak French ! ». Cela fait toujours plaisir de penser que l’on parle une langue étrangère et de se faire notifier que l’on ne comprend pas ce que l’on a dit…
« Veuillez m’excuser mademoiselle, sauriez-vous où se situe la boutique Louis Vuitton ? ». « Aucune idée, je m’en moque et c’est madame ». En plus, vous tombez sur des femmes à cheval sur les principes.
« Bonjour, jeune homme, vous avez une jolie voiture ! Je peux monter ? ». Bingo !
« Ce sera 200 € ». Et merde, c’est une professionnelle… Evidemment, sa jupe rouge en latex, son sac à main de la taille d’une boite Durex et son décolleté auraient dû vous mettre la puce à l’oreille, mais ce n’était pas la partie de votre anatomie que vous écoutiez le plus et cela vous a rendu sourd aux alertes habituelles. 

Dégoûté vous rendez la voiture et allez boire un jus d’orange chez Brioche Dorée. Un groupe d’Etats-uniens aux hanches larges et aux petites socquettes blanches, dodelinent vers la salle où vous aspirez des vitamines industrielles avec une paille, essuient les sièges et se lavent les mains avec du savon liquide comme tout touriste se trouvant dans des contrées aux mœurs et à l’hygiène douteuses, puis s’assoient afin de déguster un fast-food à la française. Par ennui, une main soutenant votre tête alors que l’autre joue avec une boule de mie de pain sur la table en formica, vous tentez de viser le gobelet vide se trouvant en face de vous. Et vous décidez d’aller faire un billard. 

Vous pénétrez dans une ambiance enfumée. Sur le rebord vert de la table de billard, traine une queue écaillée et de la craie bleue. Le tissu vert est tâché près de l’un de ses bords. Sans doute une bière de mauvaise qualité dont la mousse a imbibé un peu trop longtemps le drap de laine vert tendu.
Sur les murs jaunis par des Caporal, Gauloises, Lucky Strike et Peter Stuyvesant de vieilles affiches de Y’a bon Banania, Heineken, Coca Cola, Apple et Samsung sont accrochées de guingois. L’esprit ailleurs, un serveur au teint blanchâtre et au nœud papillon souillé de postillons, essuie des verres d’un mouvement saccadé, circulaire et nerveux proche de celui d’un Parkinsonien en phase terminale.
Accoudé au bar, vous faites pivoter votre siège de 180° et faites face aux joueurs. L’un d‘entre eux tape dans la boule d’un blanc immaculé avec une queue laiteuse. L’extrémité bleutée de la tige percute la boule et produit un bruit sec, comme le claquement de fouet sur la croupe d’une jument  récalcitrante. Il manie son instrument avec dextérité, en plissant les yeux pour mieux s’imaginer l’effet de son manche, pour mieux fantasmer les conséquences que l’angle du coup donné par son appendice aura au contact du galbe de la boule. 

Celui qui a le pouvoir est celui qui a la queue. Le maître dresse et tape dans la boule blanche pour animer le ballet de billes colorées dont la destinée est de terminer dans un panier. Les billes qui ont de la valeur sont, celles de couleur mais la seule qui a une influence sur le cours du jeu est la blanche. C’est cette dernière qui donnera du sens au jeu.
Personne d’autre qu’un dominant peut modifier les règles comme il l’entend et, bien entendu, à son profit. En revanche, que ce dernier soit incompétent et il massacre le tissu de la toile, il renverse du houblon sur la craie bleue, brûle le rebord avec un mégot de cigarettes. La maîtrise d’un jeu requiert de l’entraînement et du talent. On ne naît pas avec une queue de billard dans les mains mais, malheureusement, il arrive que l’on naisse avec une cuiller en argent dans la bouche. 

Je me dirige de nouveau vers la rue de Ponthieu, je passe devant la Galerie Gagosian puis je remonte l’Elysée où, d’après la mythologie, les héros et les hommes vertueux séjournaient après leur mort. A l’Est, l’obélisque, Place de la Révolution, où Louis XVI fut décapité. A l’Ouest, l’arche de Triomphe est bornée par La Défense et les tours du CAC 40. L’architecture, quelle qu’elle soit, esthétise et symbolise les rapports de domination, comme l’art d’ailleurs. Il ne faut donc point s’étonner que ces deux soient vilipendés ou souillés par ceux qui en ont peur ou en sont victimes. Un tag sur une grande tour de l’EPAD pointant comme un doigt vulgaire ou un phallus de verre est tout aussi symbolique que les édifices qui, dans l’histoire, l’ont précédée. 

Sur le large trottoir des Champs, d’autres arabes aux bijoux clinquants croisent d’autres asiatiques aux bras encombrés d’emplettes luxueuses. Il existe des arabes riches, mais rassurez-vous, il y en a encore des pauvres et vous n’êtes pas obligé de travailler tout de suite, disait Coluche. Il existe des asiatiques riches mais, rassurez-vous, vous pourrez toujours fréquenter le petit Chinois du coin et, après les plats 54, 158 et 945, des Nem et des Nem pas, égayer votre soirée avec une femme nue au fond du verre d’alcool de riz tout en en contemplant une cascade sur un mûr tapissé de moquette. 

Franchement, si j’aimais un tant soit peu me poser des questions métaphysiques, je me demanderais bien pourquoi il est nécessaire d’avoir quelque chose plutôt que rien… Pourquoi ne pas se contenter d’un simple bleu de Klein, d’un outre-noir de Soulages, d’un carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? Ou de n’être rien d’autre qu’un point blanc se promenant béatement sur les Champs ?

Non, j’aimerais parfois être une boule blanche de billard qui explose ce bordel de couleurs factices. Faire prendre conscience que les boules flamboyantes ne sont que des sphères dans un grand canevas, une énorme comédie. « Totus mundus agit histrionem » (Le monde entier fait l'acteur) était l’épigraphe sur le frontispice du Globe, théâtre de Shakespeare à Londres. 

Jean-Paul Sartre expliquait que nous avons toujours le choix et que ne pas choisir est aussi un choix. Il disait également que nos choix sont façonnés par la manière dont autrui nous voient et les possibilités qu’ils élaborent pour nous et que nous nous contentons de choisir parmi ce panel de possibles. Je n’aime pas vraiment l’existentialisme mais je suis en accord total avec l’idée que les autres nous fournissent le canevas de ce que nous serons. Certes, je suis un point blanc jouant un jeu qui le dépasse mais je refuse d’être dupe et d’être une victime expiatoire d’une élite incompétente. C’est l’héroïsme du quidam, man ! 

Une Lamborghini jaune canari passe à ma gauche avec au volant un vieux monsieur mâchant un chewing-gum, j’imaginai au goût bouillon de poularde. Il me parut avoir plus de succès que le conducteur que je décrivis précédemment car sa fin de vie et son opulence apparente semblaient être un gage de sérénité pour l’avenir de demoiselles dont la beauté s’effacerait aussi vite que la célébrité de stars factices. « Je suis surtout célèbre pour ma notoriété » disait Andy Warhol…
Le vieux monsieur laissa s’asseoir une blonde aux jambes longilignes, lui offrit un chewing-gum qu’elle refusa d’une moue dédaigneuse et ils partirent en direction de la fière obélisque et des Tuileries. 


Les assistants de Damien Hirst travaillent sur les œuvres qui nous seront données cet automne. En attendant, j’observe et je ris…