Lors d’une recherche sur la Toile, avant que ma connexion ne disparaisse pour d’obscures raisons techniques, je suis récemment tombé sur un article mentionnant Damien Hirst dont les exploits artistiques sont constitués de délires de pop stars soixante-huitardes, de revenus pouvant lui permettre de vivre la vie confortable de footballeur international et d’un génie certain pour le marketing. Le papier expliquait que Damien Hirst offrirait une œuvre à ceux qui complèteraient un tour du monde des galeries Gagosian.
Après avoir maudit et envié les veinards qui entameraient ce périple, je passai rapidement à autre chose (en gros une activité aussi chronophage et vaine que de faire un tour du monde: rechercher du boulot) et oubliai cet épisode « culturel ».
Envahir le monde de points, de pois et de cercles de couleur et proposer à quelques riches oisifs d’exploser leur consommation annuelle de CO2 pour gagner une œuvre alors que le citoyen moyen n’a d’autre alternative que se démener pour faire vivre sa famille afin de ne pas sombrer dans un monde où le superficiel et le buzz sont sensés lui faire oublier la morosité de sa vie, me semblait quelque peu indécent…
Quelques jours plus tard, lors d’un trajet en covoiturage entre Bruxelles et Paris, une passagère particulièrement bavarde, dont les préoccupations existentielles étaient aussi différentes des miennes que celles qui éloignent un patron du CAC 40 d’un salarié récemment licencié, Damien Hirst fut l’objet d’un aparté entre la sortie 12 Chauny-Ternier et l’aire d’autoroute Trilloloy Ouest.
Le mari de cette passagère entamait le tour du monde proposé par Damien Hirst et, alors que je pensai, en mon for intérieur, que c’était une folie, elle décrivit le périple comme une petite escapade que l’on peut s’offrir comme certains s’offrent une journée lèche vitrine au centre commercial de la banlieue du coin.
Elle ne m’avait pas encore laissé m’exprimer et j’écoutais son babillage avec autant d’amusement que de curiosité lorsqu’elle me demanda « Et vous, chauffeur, qu’aimez vous d’autre dans la vie ? ». Il est vrai que, même si mon ego n’est pas très développé, je fus un peu blessé… Des études supérieures, une carrière avortée de pilote de ligne, des missions de consultants parfois très pointues et maintenant chômeur de longue durée, au RSA avec un statut de chauffeur.
A Paris, j’étais triste et abattu. Comment en suis-je arrivé là ? Les dominés sont-ils voués à y rester ? N’ont-ils pas d’autres choix que de manifester leur colère avec des pancartes, des slogans et des révolutions aux conséquences incertaines ?
Par défi, je décidai d’aller dans la galerie Gagosian rue de Ponthieu. Dans un décor épuré et immaculé, je fus étourdi par ces points, ces pastilles de couleur de toutes tailles.
Même si je ne pouvais m’empêcher de penser que cette initiative était d’une vacuité abyssale, je regardai l’un des tableaux qui alignait des points de couleur et je me rendis compte que l’un d’entre eux avait une teinte qui se confondait presque avec le fond. Je me fis la réflexion que ce point, celui que l’on ne voit pas, c’est moi, c’est celui de tous ceux que l’on ne voit pas et qui pourtant ont leur importance dans la cohérence de l’ensemble. C’est le petit pois parmi des cercles criards aux couleurs vives qui font le « buzz ».
Cette verrue blanche au milieu de jolies pastilles, c’est celui d’un anonyme qui allait s’inviter dans un jeu dont les règles et les codes lui échappent mais qui considère que l’art, même conceptuel, ne doit pas être élitiste au point que la vacuité d’un tour du monde bâclé soit uniquement l’apanage de journalistes, de nantis et de commissaires d’expositions, hérauts de la domination intellectuelle, porte voix des dominants.
Moi, chômeur, au RSA, je décidai de faire le tour du monde parce que la valeur marchande de ma vie vaut bien celle des points de couleurs que les marchands d’art leur attribuent.